L’art de prendre le lecteur à contre-pied
Eva Velasquez, franco-espagnole, est une des meilleures psycho-criminologue d’Interpol. Veuve depuis un an, depuis que son époux s’est noyé lors d’une régate, elle a la phobie de l’eau. Son patron à l’Organisation internationale de police criminelle l’envoie, toutes affaires cessantes, pour interroger huit naufragés dont le voilier a brûlé. Un des passagers a disparu. Il s’agit de Dorian, le fils d’un haut diplomate français en poste à Madrid.
Elle arrive en pleine tempête. Sur ce rocher, chaussée de ses Louboutin, elle fait un faux pas, est rattrapée par le militaire qui la guide mais elle lâche son cartable qui tombe à l’eau avec ce qu’il contient et le dossier de cette affaire Spanish Queen, du nom du voilier. Ce voilier a été loué par une bande de cinq filles et quatre garçons. Ils sont de nationalités différentes, ne se sont rencontrés que sur Facebook. Ce qui frappe Eva, à la lecture des premiers renseignements, c’est qu’ils sont tous célibataires, pré-trentenaires et six ont des affinités avec le droit.
Sur cet îlot battu par les vagues, elle doit vaincre sa phobie, s’imposer face à un capitaine de la Guardia Civil et un officier de la marine marocaine déjà sur les lieux. Elle apprend, en arrivant, que de la drogue a été retrouvée sur l’îlot et qu’une des filles a été évacuée sur Marbella car elle a été violée.
Commence alors une vague d’interrogatoires qui, peu à peu, révèle une situation dantesque, des comportements irraisonnés, odieux. L’exiguïté sur un voilier transforme vite un groupe d’amis en panier de crabes. Alors, quand il s’agit de personnes qui ne se sont connues que par Internet. ! Un corps est retrouvé calciné dans l’épave. Quelle était la vraie raison de cette croisière ?
En retenant pour décor un lieu peu usuel, une île éphémère avec des éléments naturels déchaînés, le romancier donne déjà un ton particulier à son récit, marquant la relativité des éléments tant physiques que psychologiques, la fragilité de la perception de la réalité. Il complique la situation avec la multi-nationalité de ce rocher revendiqué par nombre de pays, avec autant de juridictions différentes aux objectifs divergents. Il multiplie les difficultés pour son enquêtrice qui, outre la charge de la chasse au coupable, doit faire face à ses propres démons, imposer sa présence et sa légitimité, trouver un chemin vers une vérité dans un fatras de témoignages qui semblent avoir été répétés et mis au point. Et quand arrive le père du disparu qui a toujours couvert les frasques de son fils…
Mais, avec son intrigue, Philip Le Roy ne s’amuse pas qu’à tournebouler ses lecteurs. Il intègre nombre d’apports sociologiques, scientifiques, psychologiques faisant part du principe de Lucifer, ce postulat sur l’instinct de survie, par exemple, ou encore du test talmudique, du cas Tobias Webster… autant d’éléments qui structurent et densifient son récit. Il fait preuve d’une connaissance approfondie des relations dans un groupe, des réactions des individus confrontés à des menaces. C’est également la démonstration du travail minutieux du romancier pour mettre en place toutes les péripéties, les coups de théâtre et retournements qu’il fait endurer à ses protagonistes et à… ses lecteurs.
Maître ès-manipulations, Philip Le Roy joue avec tous les registres. Il possède cet art précieux, mais si rare, de donner une cohérence à ce qui semble un imbroglio. Multipliant les personnages, leur mode de vie, de pensée, leurs fonctionnements différents selon leur culture, il tisse une intrigue machiavélique où bien malin celui qui entrevoit la chute avant de la lire, une chute délicieusement amorale et… morale.
Avec Le neuvième naufragé, Philip Le Roy propose un récit saisissant, à l’intrigue d’une grande intensité, aux personnages inoubliables : un formidable roman de plus pour une bibliographie déjà très riche en la matière.
serge perraud
Philip Le Roy, Le neuvième naufragé, éditions du Rocher, avril 2018, 332 p. – 19,90 €.
C’est ce regard précis, profond, précieux que pose un critique littéraire sur mon travail qui me donne foi en ce que je fais. Merci Serge Perraud.