Contrairement à une perspective que Schopenhauer avait défini dans Le Monde comme volonté et représentation : “se prêter à l’événement c’est faire parler l’oeuvre un langage qui ne lui appartient pas”, l’expression du monde intérieur et extérieur passe chez Mandelstam par les vicissitudes, les turbulences factuelles.
La poésie vocifère au cœur du plus charnel mais sans jamais s’y complaire. Car, pour toucher notre propre blessure, l’auteur passe non seulement par des faits mais à travers le langage qui — en saccades et spasmes — troue la croûte de l’Histoire afin de laisser apparaître ce qui se trame (ou se déchire) derrière.
Mandelstam entraîne la poésie loin du pur psychologisme et d’une simple assise réaliste afin d’atteindre une sorte d’expérience archétypale au cœur du vivant par la force d’une langue physique et violente dans le creuset d’une science de l’excès. Elle vient à bout des limites admises en un imaginaire dont l’objet n’est plus de re-composer le monde — ni d’ailleurs de le livrer en charpie — mais d’en inventer une vision qui sort des images afin de tenter de détruire les no man’s land.
Reste l’errance de l’homme “lige” du sort des exilés et qui n’est sauvé que par la poésie. Contre ce qui tue, dans ces fractures, ses abîmes et ses cris abrupts la poésie aura libéré l’Amour ou tout au moins “sa haute bassesse” par coups, par pressions, saccades. Elle aura aussi apaisé le corps et — au moins pour un temps — “l’âme qui brûle” dans la maison de l’être où elle sera poussée à la dimension d’ivresse au cœur même de la désespérance assumée.
C’est en effet en écrivant son poème sur Staline et devant ces juges que l’auteur sera condamné, exilé et conduit vers sa mort.
jean-paul gavard-perret
Ossip Mandelstam,
– Œuvres complètes, La Dogana (Genève) et le Bruit du Temps, 2018,
– Nouveaux Poèmes, 1930–1934, Allia, Paris, 2018.