Virginie Boutin, Petite scénologie de la pensée — Expérience sur l’idiopathie humaine

Penser / Voir

Créatrice et phi­lo­sophe, Vir­gi­nie Bou­tin apprend à voir, ren­verse les règles de l’art — entre autres par la pho­to­gra­phie afin d’apprendre au lecteur/voyeur ce qu’il y a dedans. Il faut par­fois des stra­té­gies et, avant d’entrer en ce qu’on nomme art, pas­ser par d’autres sur­faces, des entre­lacs, ouvrir et fer­mer les yeux, et offrir des éclair­cies dans les pluies de cendres noires du Cogito. L’auteure ramène ainsi à une vieille expres­sion enten­due dans l’enfance : lorsqu’un doute était émis quant à la véra­cité d’une affir­ma­tion, il se tra­dui­sait pas l’interjection « Pen­sez voir ! » (en lieu et place de « Vous pen­sez ! »).
Mais l’écriture plas­tique et lit­té­raire de la créa­trice va plus loin et évite de mari­ner dans l’approximatif sur­tout lorsqu’il s’agit du flou du loup de ce qui fut et se défait. Dans son œuvre plas­tique, l’univers se méta­mor­phose par le mur­mure des images inter­lopes. Elles touchent de manière étrange: phy­sique et abs­traite, là où se per­çoit un regard neuf et croisé. La sécré­tion d’émotions les plus simples y est pré­gnante. La vie bat sans virus de mort mais en pul­sions par dépla­ce­ments qui font œuvre de dis­cré­tion mais qui par­fois deviennent pro­vo­cantes : lorsqu’il s’agit, par exemple, de mon­trer par quel organe le mâle pense et court.

Virgi­nie Bou­tin déplace les lignes de fuite, les rap­proche en suc­ces­sions de moments. Le sujet n’est pas seule­ment l’art mais le pro­ces­sus de créa­tion et de per­cep­tion dans lequel – il faut tou­jours le rap­pe­ler – l’idée est secon­daire. Seule la per­cep­tion visuelle “dans sa fra­gi­lité́” est essen­tielle. Les opé­ra­tions réti­niennes devancent non seule­ment tout pay­sage mais toute idée. C’est seule­ment par ce biais que « l’art ne fabrique pas de repré­sen­ta­tion du réel mais tend à repré­sen­ter la pen­sée au sein du réel ». Si bien que l’illusion n’est pas là où on l’imagine.
La créa­trice a le mérite de redres­ser le pla­to­nisme boi­teux et de déga­ger la boîte crâ­nienne de sa pré­ten­tion. Si bien que la repré­sen­ta­tion dont use son art n’enferme pas le réel dans l’image que la pen­sée s’en fait, mais forme l’image de la pen­sée, qui en se réa­li­sant, vir­tua­lise le réel. Leib­niz n’est pas loin et, sur ce plan, il est meilleur guide qu’un Derrida.

Bref, Vir­gi­nie Bou­tin apprend la réa­lité de la pen­sée. Son implan­ta­tion réelle est d’incorporer la vie par ce qui est vu. C’est pour­quoi il convient d’apprendre à voir non seule­ment la pein­ture mais l’ensemble du monde. L’auteure remonte à l’essentiel. Elle sai­sit l’aspect char­nel des choses et des êtres sans for­cé­ment jouer de sa matière (mais l’inverse est vrai aussi). Elle entraîne à effec­tuer en per­ma­nence des modi­fi­ca­tions de soi, en fonc­tion des variables du corps et du dehors. Phé­no­mé­nale, la pen­sée est vision qui s’enchaîne selon une méta­mor­phose inin­ter­rom­pue. L’artiste la pour­suit et la maî­trise.
A ce seul « prix », la pen­sée n’est pas en dehors du réel mais dedans, comme elle est dans la tête et ailleurs. Vir­gi­nie Bou­tin rap­pelle enfin que l’esprit n’est qu’une sur­face infime. L’image seule est là pour arpen­ter la vie et s’y frayer un che­min. Dès lors, l’art lui-même est une scène inces­sante où les inter­ac­tions dia­loguent en démul­ti­pliant des fables, sans jamais déser­ter son propre théâtre. Pen­ser est donc une image. Elle devient l’espace de la pen­sée, sur un bord, entre le corps et le dehors, entre deux lieux ou — si l’on veut être nihi­liste — au milieu de nulle part.

jean-paul gavard-perret

Vir­gi­nie Bou­tin,  Petite scé­no­lo­gie de la pen­sée — Expé­rience sur l’idiopathie humaine,  L’Harmattan, Paris, 2017.

Oeuvres de l’artiste : www.virginieboutin.org

 

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