Une fois de plus, perdre est une question de méthode
Nous avons donc sept fous. Sept fous aux noms étranges (le Chercheur d’Or, le Ruffian Mélancolique, l’Homme-qui-a-vu-l’accoucheuse…) qui vivent dans les bas-fonds du Buenos Aires des années 30 et qui tentent de former une société secrète. Le but de cette société sera grandiose : faire la révolution, mettre à bas la société argentine. Le plus violemment et le plus spectaculairement possible. Disséminer le choléra dans les casernes militaires, tirer à coup de canon sur les édifices public, fusiller le maximum de personnes, bref, faire régner la terreur, la vraie.
Pour financer cela, ce sera simple, un réseau de maisons closes sera installé dans tout le pays et l’argent généré servira à acheter les armes. Pour organiser cela, il faudra des hommes d’exception, prêts à se sacrifier, une armée furieuse, sept fous.
Sur le plan politique c’est le bazar complet. On se réfère à l’anarchisme, au Ku Klux Klan, à Lénine, à Mussolini ou d’autres dictateurs de l’époque, moins pour leur idéologie que pour leur capacité à manipuler les foules. Une louche de mystique lorsqu’il en faut (tout en rêvant d’étriper les curés). Et du mensonge, beaucoup de mensonges. Ce qu’ils cherchent surtout, c’est faire payer à la société argentine toutes les malheurs dont ils sont les victimes. Et prendre leur revanche.
Le personnage principal par exemple, modeste employé, renvoyé car il piquait dans la caisse, plaqué par sa femme qui lui préfère un militaire un peu plus digne et un peu moins misérable. Il rêve d’être inventeur, il a plein d’idées mais aucun financement. C’est un minable, un lâche, qui espère un jour se laver de toutes les humiliations qu’il a subies, être enfin reconnu à sa juste valeur. Quitte à voler et tuer pour cela, ce sera une bagatelle par rapport à ce qu’il a vécu, après tout, les victimes l’auront bien mérité, et en en plus ça l’amusera. Voilà. Une belle bande d’enragés.
Et le livre est à cette image. Indomptable, fouillant avec la même voracité le dédale des quartiers mal famés et les méandres des esprits torturés qui les peuplent. Tout n’y est que décombres et perdition, rage et désespoir. Le constat est sans appel, par delà les cartes postales de danseurs de tango et l’impressionnante richesse du pays, il y a une humanité que l’on se force à oublier mais qui est là, prête à se rebeller même si ses moyens sont dérisoires.
Mais plus le livre avance plus on a l’impression que les cartes postales n’existent pas, tout le monde ici est réellement, totalement fou, l’Argentine est un pays malade. Finalement, cette entreprise de démolition a sa logique.
Journaliste et écrivain, Roberto Arlt (1900 — 1942) ne semble pas chercher à plaire à qui que ce soit, il tente juste de décrire ce qu’il voit de Buenos Aires et ce qu’il y ressent. Il y met les moyens : une langue terriblement ancrée dans la réalité portègne* de l’époque, ajoutée à une écriture rageuse et déstructurée, le tout saupoudré de thèmes fort peu recommandables (misère urbaine, maquereaux sinistres et voyous à la dérive).
Cocktail explosif qui fit plus ou moins passer l’auteur pour le chien galeux des lettres argentines. Il n’en avait cure, il persista et donna une suite à ces Sept Fous. Une suite au titre menaçant : Les Lance-Flammes. Tout un programme.
Matthias Jullien
*Désigne tout ce qui est relatif à Buenos Aires
Robert Arlt, Les Sept Fous, traduit de l’espagnol (Argentine) par Isabelle et Antoine Berman, coll. “Littérature étrangère”, Belfond, août 2010, 384 p. — 20,50 € |