Christy Titus sur la trace des Incas — entretien avec l’artiste (Fossilized Breaths)

Les œuvres de Christy Titus sont com­plexes et ce n’est pas un hasard si Ali­son Bignon a choisi de les expo­ser à Paris. L’image est comme dif­fé­rée, trou­blée. Il n’ s’agit jamais d’un miroir du réel mais d’une forme d’ascèse et aussi de plai­sir. L’œuvre est pro­fon­dé­ment ori­gi­nale. Créer revient à occu­per la tête et le monde pour les voir mieux et par dépla­ce­ments. Tout est de l’ordre de l’atmosphère et de l’effluve. C’est un but, une course à l’amour au sens pre­mier du terme qui ramène la ques­tion du fémi­nin : celui qui hante pas, celui qui s’exhibe. Ce que l’érotisme n’ose dire, Christy Titus le montre parce qu’elle est mys­tique à sa manière. Le corps sou­dain rede­vient ce qu’il est : le lieu du paroxysme, de la ré-énumération et non un simple jouet. L’artiste le veut magique, ravi en esprit, ravi phy­si­que­ment. Existe là une expé­rience débor­dante aux insai­sis­sables limites. Ce que le mys­ti­cisme et l’érotisme n’osent dire, Christy Titus le montre.

 Entre­tien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Mon désir de créer, mon mari, ma famille… J’ai tou­jours envie d’apprendre et de gran­dir sur le plan spi­ri­tuel et intel­lec­tuel. J’aime me lever chaque matin avec un nou­veau pro­blème à résoudre dans mon ate­lier, apprendre quelque chose de neuf pen­dant mon tra­vail. Cela me pousse à continuer.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
J’ai tou­jours rêvé de deve­nir une artiste et aussi chef pâtis­sier et un cou­reur pro­fes­sion­nel. Mes rêves n’étaient jamais très “pra­ti­cables”. J’ai tou­jours eu beau­coup d’imagination et je pen­sais que je pou­vais être ce que je dési­rais deve­nir. Mais le des­sin fut mon pre­mier réel amour et j’ai conti­nué tout le long de mon exis­tence. C’était et c’est mon pro­ces­sus de créa­tion. Je m’y sens tou­jours plus vivante et plus moi-même.

A quoi avez-vous renoncé ?
Lorsque j’ai décidé de deve­nir artiste, j’ai dû quit­ter la sécu­rité sur de nom­breux plans. J’ai dû renon­cer au confort et à la cer­ti­tude. Chaque jour apporte du nou­veau et le futur est tel­le­ment incer­tain en tant qu’artiste – des jours sont plus durs que d’autres, mais je ne renonce pas. Il y a tel­le­ment à s’enrichir avec ce qui arrive lorsque vous vous affron­tez avec vos faiblesses.

D’où venez-vous ?
J’ai grandi dans une petite ville du Bow­ling Green (dans l’Ohio, USA). Mes parents étaient tous les deux ensei­gnants. Mon père était pro­fes­seur de mar­ke­ting et ma mère pro­fes­seur d’alphabétisation pour les enfants. Nous étions trois enfants et vivions dans une cam­pagne où nous entou­raient le maïs et le soja. Je pas­sais avec ma famille la plu­part de mon temps dehors : nageant dans l’étang der­rière notre mai­son, jouant dans les bois et les champs en inven­tant des jeux. C’était une ville très nos­tal­gique sur de nom­breux aspects et j’ai aimé vivre là dans mon enfance.

Qu’avez-vous reçu en « héri­tage » ?
Lors de ma pre­mière année d’université au Bos­ton Col­lege, j’avais comme pro­fes­seur de lit­té­ra­ture anglaise quelqu’un qui nous fit étu­dier des livres sur l’amour selon dif­fé­rentes visées. Nous avons lu Goethe et Freud et d’autres que j’ai oubliés. Mais tan­dis que nous les étu­dions, je me sou­viens d’une dis­cus­sion sur les forces oppo­sées de vie et com­ment cha­cun vit en rela­tion avec ces oppo­si­tions. J’ai réflé­chi à beau­coup d’idées à par­tir de ce moment là, et j’ai pris l’habitude d’examiner com­ment des idées, émo­tions contra­dic­toires vivent en nous et nous animent. Cette dis­cus­sion modi­fia ma manière de voir le monde sur bien des plans et com­mença mon inté­ret pour la poé­sie où jaillissent les contra­dic­tions de la vie et ses zones floues.

Qu’avez vous dû “pla­quer” pour votre tra­vail ?
Je me confronte à moi-même et mes fra­gi­li­tés dans mon ate­lier. Je dois sor­tir de moi-même, de ma façon de pen­ser. Mon meilleur tra­vail arrive sou­vent après avoir écrit, fait des recherches des cro­quis mais il m’arrive aussi de des­si­ner et de peindre comme cela vient lorsque je me per­mets un peu de spon­ta­néité dans mon pro­ces­sus de création.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Je com­mence chaque mati­née avec une tasse de thé, en écri­vant mon jour­nal et aussi en cou­rant ou en fai­sant du yoga. Cela me per­met de res­ter en forme, d’éclaircir mes idées, et d’avoir de l’énergie pour la journée.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes?
Je ne le sais pas for­cé­ment mais peut être les maté­riaux que j’utilise. J’essaye d’expérimenter des élé­ments com­muns afin de leur accor­der une autre dimen­sion. Je ne sais pas si cela me dif­fé­ren­cie vrai­ment des autres : je pense que beau­coup d’artistes se livrent à de telles expé­ri­men­ta­tions. Mais beau­coup de mes tra­vaux com­mencent actuel­le­ment dans ma biblio­thèque. Je dois faire beau­coup de recherches sur des sujets don­nés, je lis beau­coup de lit­té­ra­ture, de poé­sie ; tout cela s’assemble et devient une enquête filée que je mets au point sur le papier.

Com­ment définiriez-vous votre approche du corps fémi­nin dans votre tra­vail ?
J’utilise le corps en tant que vec­teur d’émotion ou expres­sion inté­rieure de mon tra­vail. En tant que femme et depuis qu’une grande par­tie de mon oeuvre est deve­nue un espace d’expérience et de réflexion per­son­nelle, j’ai ten­dance à uti­li­ser la forme du corps fémi­nin beau­coup plus sou­vent. Je n’essaye pas de faire une décla­ra­tion d’amour au corps, mais je l’utilise pour expri­mer quelque chose d’autre … pour atteindre une émo­tion ou un sentiment.

Quelle fut l’image pre­mière qui esthé­ti­que­ment vous inter­pella ?
La pre­mière fois que j’ai vrai­ment été tou­chée émo­tion­nel­le­ment par une image, ce fut lorsque je vis une série de masques au Musée d’Art plas­tiques de Bos­ton lorsque j’étudiais au Bos­ton Col­lege. Les masques pro­ve­naient de dif­fé­rents pays d’Afrique et d’Océanie. Ils créaient un équi­libre frap­pant entre sim­pli­cité et com­plexité. Ils fai­saient jaillir la vie par leurs expressions.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Je ne sais pas si cela était la pre­mière mais après la lec­ture de « La Nuit » d’Elie Wie­sel je n’étais plus la même. Sa langue trans­porte dans son monde et il était impos­sible de lire ses mots et ne pas éprou­ver pro­fon­dé­ment la dou­leur, la souf­france, l’angoisse ; la vie et les leçons qui résonnent dans le livre.

Quelles musiques écoutez-vous ?
Dans l’atelier j’écoute Ed Shee­ran, the Civil Wars, The Avett Bro­thers. J’aime une musique douce lorsque je tra­vaille. Mais j’aime aussi Beyoncé, Tay­lor Swift, Michael Jack­son… J’ai une très grande gamme de musique que j’apprécie et mon choix dépend du jour et du type d’humeur dans lequel je suis.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
“Haroun et la mer des His­toires” par Sal­man Rush­die. Je l’ai lu pour la pre­mière fois lorsque j’avais 17 ans et je l’ai lu tel­le­ment de fois… Il y a tou­jours quelque chose à décou­vrir, l’imaginaire et la nar­ra­tion de Rush­die sont superbes. Je relis aussi les poèmes de Mary Olli­ver, en par­ti­cu­lier son poème “Wild Geese” (Les oies sau­vages) au moins une fois par semaine. Son écri­ture pos­sède une beauté simple.

Quel film vous fait pleu­rer ?
Je ne pleure pars vrai­ment au cinéma — je ne peux pas me sou­ve­nir d’un film pré­ci­sé­ment qui m’ait fait pleu­rer. “La vie est belle” fur pro­ba­ble­ment un de ceux qui me touchèrent.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je vois celle que je sens à l’intérieur de moi-même, quelqu’un qui aime l’aventure et se sent plein de cran et de cou­rage. J’ai plus de faci­lité à me voir quand je suis seule. Dans mes pho­tos, je res­sens un choc parce que j’y vois mon côté timide et effacé. Je pense tou­jours que je res­semble à une enfant dans mes photos.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Je n’ai jamais osé écrire à Anselm Kie­fer. Je suis tombé amou­reux de ses pein­tures et de ses écrits. Ils m’ont vrai­ment secoué comme je ne l’avais pas été aupa­ra­vant, mais je n’ai jamais pu lui écrire ce que je vou­lais lui dire.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
La trace des Inca. J’aimerais retrou­ver leur l’histoire et leur vie. Cela tient du mystère.

Quels sont les écri­vains et artistes dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Anselm Kie­fer, Evrard Munch et Mary Oli­ver. J’aime aussi Rai­ner Maria Rilke.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
Un laisser-passer pour voya­ger à ma guise en train. Voya­ger et faire des ran­don­nées à pied, par­tir à l’aventure, faire du cam­ping me démange. Je suis prêt à me sen­tir entou­rée par la nature de nouveau.

Que défendez-vous ?
Je me sou­cie beau­coup de droits de l’homme et l’égalité. Je crois en impor­tance d’entretenir une ouver­ture d’esprit et refu­ser au juge­ment. Nous pou­vons apprendre beau­coup des autres pour peu que nous pre­nions le temps de les écou­ter et de savoir d’où ils viennent. Tant d’incompréhensions pour­raient être réso­lues. Je suis spi­ri­tua­liste : cela est impor­tant dans ma vie et dans ma façon d’appréhender le monde.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
La cita­tion de Lacan parle de la nature du don incon­nue et extrême que consti­tue l’amour. Il ne compte pas sur la réci­pro­cité, mais insiste sur l’idée de se « vider » l’un dans l’autre. Ce sera tou­jours plus que ce que nous pou­vons. Nous ne pou­vons jamais entiè­re­ment aimer dans le sens puriste d’un tel mot .… J’ai envie d’ajouter que l’amour n’est pas décidé par nous, il est créé. Nous ne le tenons pas, ne le pos­sé­dons, mais il nous vient en des flux qui nous dépassent d’une façon mystérieuse.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Selon moi il donne l’exemple de celui qui veut être ouvert et cou­ra­geux. « Oui » n’est pas un mot tou­jours facile à dire. Le dire peut mener à des choses mer­veilleuses mais aussi peut bles­ser. Etre enclin ou à faire ou à dire quelque chose sans hési­ta­tion, être ouvert com­plè­te­ment à un autre être ou un autre monde peut rendre vul­né­rable mais nous per­met aussi d’atteindre une vérité sur soi-même.

Où travaillez-vous et com­ment ?
Je tra­vaille dans mon ate­lier pour la plus grande par­tie de mon tra­vail (des­sins, pein­tures). Mais je fais beau­coup de recherche et d’écriture en dehors de l’atelier. Je com­mence mes tra­vaux dans ma biblio­thèque ou en pre­nant des pho­tos à l’extérieur que j’utilise comme base de référence.

Pré­sen­ta­tion et entre­tien réa­li­sés par jean-paul gavard-perret, tra­duc­tion de l’anglais : Lara Gavard-Perret, pour lelitteraire.com, le 21 mars 2017.

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