L’exil d’Ovide aux confins de l’empire romain fait écho à toutes les tourments endurés par ceux que l’on prive de leurs racines
Auguste a exilé Ovide aux confins de l’Empire, à Tomes, la ville de fer, où l’hiver et l’été se heurtent comme deux lames qui combattent. Le poète a tout perdu pour avoir eu des yeux écrit-il. L’auteur des Métamorphoses si admirées de Shakespeare erre parmi les barbares, partageant les supplices de Tirésias et d’Actéon, pour avoir malgré lui surpris quelque ébat contre-nature où l’empereur Auguste prenait une part active, selon toute vraisemblance. Cela ne restera que des suppositions mystérieuses, le secret est disparu avec le poète, il y a près de deux mille ans.
L’auteur de cet excellent livre a le bon goût de ne pas s’empêtrer dans le petit jeu de la reconstitution historique et la couleur “locale”. L’exil et l’oppression n’ont pas d’âge, et le long de l’incassable chaîne des génies, Ovide appelle Rimbaud, croise Kafka, Pavese, et rencontre Mandelstam. Cet ouvrage est avant tout l’expression d’une expérience intime issue d’une puissante imagination, dans un style qui sait tout à la fois éviter la légèreté de scènes intimistes et la lourdeur des proclamations existentielles ou politiques. Ce livre est fait d’une prose sûre, lancée sur le thème d’une indolence qui tombe en rythme régulier sur des adjectifs qui éclairent le texte d’une lumière dure pleinement maîtrisée. L’on est à mille lieues des élucubrations oiseuses, prétentieuses et “spontanées” de certains ouvrages contemporains.
Au vrai, l’on peut aimer croire que ces Tristia composent une reconstitution fidèle des dernières années d’Ovide : cela reste un souci contingent, le texte impose sa propre épaisseur. Alternant les “tu” de l’expérience intime et les “il” de l’écriture biographique et historique, ce long poème en prose s’enroule autour de cette part indicible, intime et décisive de l’histoire qui reste accrochée aux œuvres que les grands génies ont produites, ainsi qu’aux lieux et aux époques qu’ils ont traversés.
Qu’importe l’exil sans retour pourvu que le poète y décèle une nouvelle raison de continuer à vivre. À son corps défendant, Nason voit inexorablement s’effacer le goût précieux et parfumé du latin dans la bouche, un gibier fort mariné dans un miel clair et odorant. Mais au fil des ans, le souvenir se déchire comme une tunique de papier mouillé, en lui la langue romaine se délite et ne survit plus qu’à travers de rares perles qu’il extrait de la mémoire et admire comme des objets précieux à l’usage oublié, encore humides d’un plaisir aux vapeurs épuisées. Ovide croit se perdre, s’échapper à lui-même :
Sous la plume de Nason, l’inquiétude se formule différemment, dans la peur que ses mots, son esprit se rouillent. C’est la première étape de l’appauvrissement du langage en terre d’exil. Un signe avant-coureur du grand départ hors de sa mémoire. Si quelqu’un lui demandait ce qu’il entend en lui-même, il répondrait volontiers, le grincement des poulies, comme celles dont le bruit vous emplit les tempes sur le chemin de la mine.
Rome est perdue à jamais ; à Tomes, sans sa femme, sans soutien, Ovide est déchu, il n’est plus que Nason, un vieillard qui rêve au glorieux passé. Le dénuement et la détresse le font néanmoins accoucher d’une révélation… Ovide découvre que son véritable pays est sa langue, et il ne commencera à aimer Tomes que lorsqu’il se sera assez imprégné des idiomes gète et sarmate pour écrire quelques poèmes en langages barbares. Comme Flaubert se faisait homme-plume, Ovide est un homme-vers, un génie pour lequel le monde s’exprime dans la forme ciselée, mesurée et ondoyante de la versification latine. Sans choisir entre le courage ou la terreur, juste parce que le temps accomplit parfois des choses que l’on croit tout d’abord impossibles, les années poussent Ovide à s’aventurer hors de sa langue, en spectateur presque émerveillé de ses actes. Il meurt en ayant accepté l’absurdité et l’arbitraire d’une mesure d’exil imposée par un empereur à qui il a survécu.
Une réussite que ce livre…
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baptiste fillon
Marie Goudot, Tristia, La Part Commune, juin 2006, 90 p. — 13,00 €. |
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