Un roman qui fictionnalise la relation entre le peintre Francis Bacon et George Dyer
Bacon, vous avez dit Bacon ?
Je pourrais, en ces premiers jours du traditionnel “septembroctobre” éditorial, entonner à l’instar de bien d’autres la sempiternelle “Complainte des grincheux”, déplorant haut et fort l’hénaurme quantité de romans (683 cette année à ce qu’il paraît) mis en vente entre la fin du mois d’août et celle du mois d’octobre. Mais une myopie congénitale est sans doute cause de ce que les vues d’ensemble me demeurent obscures et cette masse de publications, par trop nébuleuse à mes yeux, ne m’inspire aucun commentaire. Encline à m’attarder sur des points de détail quand je lis — disposition psychologique consécutive à la nécessité physiologique d’exercer toujours une vision rapprochée… — j’oublie ici la masse et ne m’intéresse qu’aux livres qui, reçus spontanément ou bien commandés et attendus depuis longtemps, ont émergé à mon intention de ladite masse. Et si je m’aventure à discourir à propos des “os” divers que doit parfois mâcher un chroniqueur, ce n’est, souvent, que pour faire état de mes propres difficultés — dans lesquelles j’ai souvent le nez plongé jusqu’à la suffocation…
Par exemple je ne puis souffrir l’érotisme en littérature. Certain érotisme du moins. Sublimé par les figures de style, euphémisé, symbolisé, métaphorisé — c’est-à-dire caché, voilé, désincarné — je le trouve en général admirable. Mais il me devient insupportable lorsqu’il est crûment inscrit dans le texte, par des mots sans détours qui font exploser la moiteur glauque des fièvres charnelles, la visquosité des sécrétions, les effluves lourds des corps surchauffés — toute cette corporéité m’indispose jusqu’à la nausée. Mes yeux sans que je les maîtrise réellement refusent de lire les phrases où logent des “foutre”, “bander”, “con”, “sexe”… et autres termes du même acabit. Me révulsent aussi les orgies soulôgraphiques, les corps complaisamment maltraités, l’ordure de toute sorte dès lors qu’on étale cela abruptement sur les pages — ou les toiles — telle une sordide marmelade putride.
Je sais bien que cette crispation de tout mon être, ce spasme de rejet incoercible est d’ordre névrotique — une névrose aux sources secrètes qu’il me répugne d’explorer, bien que leurs fleuves nuisent souvent à mes lectures. Faute de pouvoir passer outre ces blocages qui, chez un chroniqueur, ne devraient pas avoir voix au chapitre, je préfère écrire noir sur blanc qu’ils me tiennent dans leurs rets. Que les auteurs qui auront à en pâtir me pardonnent.
Qu’Alain Absire me pardonne, donc… Courant juillet, je recevais de sa part le livre1 qu’il devait publier à l’occasion de la rentrée et dont je connaissais le thème : une fiction inspirée par la relation passionnelle que le peintre Francis Bacon entretint avec George Dyer, son modèle et amant qui se donna la mort à la veille de l’inauguration de la grande rétrospective parisienne organisée au Grand Palais en 1971. J’accueillis ce livre avec jubilation ; porteur d’une dédicace à vif, et magnifique, il me tendait les pages… Très vite pourtant surgit le malaise. Il m’est d’autant plus difficile de l’avouer que je viens de lire ce qu’Hugo Marsan vient d’écrire, avec chaleur et émotion, à propos de ce roman.
J’éprouvai donc un malaise nauséeux, et j’eus beaucoup de mal à poursuivre la lecture : entre sexe et alcool, mutilations et mots d’une crudité sans fard, le texte — je ne parviens pas à employer le terme “roman” ni même “récit” tant la narration est fragmentée, disloquée, accidentée - le texte, donc, retrace une relation malsaine à l’extrême toute d’amour et de passion, vampirique presque, éminemment sexuelle et assaisonnée de débauches alcooliques.
À travers une succession de soliloques par morceaux où le “je” s’adresse sans discontinuer à un “tu” jeté là dans un vide et qui paraît ne devoir jamais aller à son destinataire sont montrés deux hommes étroitement dépendants l’un de l’autre et qui pourtant semblent chacun pour eux dérouler leur vie en parallèle. Leur interdépendance ne relève ni de la chair, ni des nerfs, encore moins d’une véritable empathie intellectuelle ou spirituelle — c’est une interdépendance au-delà même de la passion, dénuée de compréhension mutuelle et qui ronge, dévore, déchire, lacère et torture… Surtout que la peinture s’en mêle, et que se trouvent questionnés la représentation de l’être, le paradoxe du caché/révélé, la perception que l’on a de l’Autre
Peindre, quelle boucherie ! On taille dans ceux que l’on aime. On dépèce ses souvenirs et on y mêle ceux des autres. Et, après avoir tranché à vif, on recoud avec une grosse aiguille et de la ficelle à rost-beef.
dit Frankie, le peintre derrière qui se profile Francis Bacon… Pas d’art, ici, qui adoucisse les mœurs.
Si je supportai si mal le fond c’est parce que la forme, là où apparaît le talent de l’écrivain, est travaillée de telle façon que le texte se reçoit comme une volée de coups de poings. Et qu’il ne peut se recevoir autrement. J’en étais maravée en continu ; et par tous ces remugles de violence et de cruauté j’ai été vaincue. Vaincue par KO. Au point de ne pas pouvoir aller au bout de ce qui, pour moi, doit être une lecture attentive et approfondie. Bien que je me sois efforcée, toujours, d’aborder ce texte comme une pure construction littéraire. Mais l’émotionnel était si puissamment bouleversé que l’analyse en était obscurcie. Je perçus toutefois qu’entre Tony/Frankie et George Dyer/Francis Bacon avait été instaurée une distance analogue à celle qui existe entre un modèle et l’œuvre picturale qu’il nourrit. Une distance à la fois infime et immense. Il n’y a donc pas lieu de chercher à savoir si la relation que retrace par le vif Alain Absire a quelque rapport avec ce qui se joua entre Bacon et George Dyer. Seule compte la manière dont, par son art, l’écrivain a réussi à restituer ce que son imaginaire a élaboré à partir de faits réels.
Vaincue, oui… mais restait une voie que je n’avais pas empruntée : peut-être y avait-il, dans le texte, quelque rapport analogique avec l’œuvre de Bacon — dont j’ignorais tout. Les titres en effet — du livre et des différentes parties, par exemple “Scènes de vie à deux (autoportrait)” — m’évoquaient ceux que l’on donne à des tableaux, et le texte, composite, une galerie aux cimaises garnie de toiles. J’acquis alors l’un de ces précieux “petits Taschen” qui, pour un prix dérisoire, fournissent les informations de base dont on a besoin pour s’initier au travail d’un artiste en associant judicieusement un texte critique, des illustrations nombreuses, une bibliographie succincte et une biographie chronologique détaillée. Le Bacon écrit par Luigi Ficacci2 fut éclairant. J’éprouvai à regarder les reproductions le même malaise qu’à lire Deux personnages sur un lit avec témoins…
Mais je passai outre grâce au texte d’accompagnement : le discours critique et l’analyse plastique, parce qu’ils font écran entre l’œuvre et l’observateur, m’ont rendu abordables ces toiles où, au-delà des formes lisibles, des couleurs employées — donc du “motif” perceptible — ce sont l’horreur, l’abjection et la tragédie telles qu’elles vivent à l’intérieur de lui que Bacon transpose. Chacune de ces toiles témoigne d’une réalité intérieure si singulière, si tourmentée et déchirée que, même objectivée par les tableaux, elle risque bien de ne pouvoir prendre place en nulle autre intériorité — autrement dit de demeurer non seulement incompréhensible mais irrecevable pour la plupart des gens. À moins que le discours critique et analytique ne vienne introduire sens et logqiue dans ce que l’on ressent de prime abord comme un terrible magma pictural.
Je découvrai alors que les toiles de Bacon et l’écriture qu’Alain Absire a déployée dans Deux personnages… se répondaient. Non parce que certaines œuvres sont décrites, ainsi que leur réalisation, mais parce qu’il y a une évidente identité de texture, de substance entre les mots, les phrases, et les peintures de Bacon. Parce que sont semblables, d’un point de vue architectural, la composition des tableaux et la structure du texte. Et que l’écrivain, comme le peintre, prend soin d’inscrire dans son œuvre elle-même son statut purement artificiel.
Mais ce constat ne m’a, hélas, pas permis de reprendre ma lecture avec davantage de sérénité…
NOTES
1 — Alain Absire, Deux personnages sur un lit avec témoins, Fayard, août 2006, 287 p. — 18,00 €.
2 — Luigi Ficacci, Bacon (traduit par Dominique Reviller), Taschen, octobre 2003, 96 p. — 6,95 €.
isabelle roche
Alain Absire, Deux personnages sur un lit avec témoins, Fayard, août 2006, 287 p. — 18,00 €. Luigi Ficacci, Bacon (traduit par Dominique Reviller), Taschen, octobre 2003, 96 p. — 6,95 €. |