Jean-Pierre Martinet, Nuits bleues/La Grande vie

Grâce à deux édi­teurs cou­ra­geux de la région bor­de­laise, on peut décou­vrir des nou­velles de J-P Mar­ti­net pré­cé­dem­ment parues en revue

On doit à la judi­cieuse opi­niâ­treté d’Alfred Eibel et d’Éric Dus­sert la récente réédi­tion en volumes de trois nou­velles de Jean-Pierre Mar­ti­net (1944–1993), ori­gi­nel­le­ment parues dans les revues Matulu et Sub­jec­tif entre 1972 et 1979. Deux minces ouvrages, publiés chez de petits édi­teurs cou­ra­geux de la région bor­de­laise1, qui offrent l’occasion de consta­ter que cet auteur de mémo­rables romans2 pos­sé­dait éga­le­ment un talent indé­niable dans l’art du récit court et inci­sif. De cet écri­vain “mau­dit”, com­pa­gnon de route du regretté Yves Mar­tin3, avec qui il par­ta­geait la pas­sion du cinéma et des déam­bu­la­tions urbaines, cer­tains ont peut-être eu la chance de lire Jérôme, salué à sa sor­tie en 1978 comme une manière de chef-d’œuvre sombre, un som­met dans l’épouvante et la cruauté, un voyage ini­tia­tique pour atteindre le der­nier cercle de l’enfer4, ou bien L’Ombre des forêts, seul roman de Mar­ti­net actuel­le­ment encore dis­po­nible en librairie.

Essen­tiel­le­ment fondé sur trois per­son­nages à la dérive, tous plus névro­sés les uns que les autres — Mon­sieur, écri­vain d’une cin­quan­taine d’année en panne d’inspiration, col­lec­tion­neur de faits divers san­glants et apprenti grand cri­mi­nel, sa bonne Céleste, maniaque de la pro­preté, et Rose Pous­sière, une folle res­ca­pée des camps de la mort et souf­frant d’une peur panique de la pluie -, il s’agit d’un récit par­ti­cu­liè­re­ment oppres­sant, tant par son décor, cette petite ville plon­gée dans un été étouf­fant, que par son atmo­sphère d’absurdité déses­pé­rée. Ce qui fait le grand prix d’une telle œuvre, ser­vie par une écri­ture à fleur de peau, qui pri­vi­lé­gie les phrases brèves, aussi tran­chantes que des scal­pels, sans doute est-ce le cli­mat sin­gu­lier de cau­che­mar éveillé qui la baigne, comme si la réa­lité, pour les per­son­nages du roman, n’avait guère plus de consis­tance qu’un mau­vais rêve5. On se rap­proche par­fois d’une forme de fan­tas­tique mâtiné de gro­tesque, qui rap­pelle cer­tains grands écri­vains russes, tels Biély et Boul­ga­kov, que Jean-Pierre Mar­ti­net6, parmi d’autres, ado­rait. Sur­tout, il fau­drait évo­quer l’humour de L’Ombre des forêts, un humour des plus amers, qui ne recule pas devant une noir­ceur abso­lue, et qui vient un peu tem­pé­rer le sen­ti­ment d’angoisse qui étreint le lec­teur — et les per­son­nages — tout au long du récit.

On retrouve ces carac­té­ris­tiques de l’univers de Mar­ti­net dans ses fic­tions brèves. “L’Orage” (1972), la plus courte d’entre elles, nous pro­jette dans l’imaginaire déphasé et quelque peu imbibé de whisky de Mar­tha, pre­mière ébauche de l’héroïne de La Som­no­lence, Mar­tha Krülh. Il s’agit d’une vieille femme qui, depuis son enfance, […] croyait que les divi­ni­tés de la foudre étaient des petites filles malingres aux che­veux rouges qui vivaient cachées dans les gro­seilliers et riaient bête­ment chaque fois que sur­ve­nait une catas­trophe ou qu’un homme mou­rait de mort vio­lente sans avoir reçu l’extrême-onction7
En ce mau­vais soir d’été, où l’orage gronde et où la ville sembl[e] plon­gée dans un som­meil mal­sain8, les odieuses petites créa­tures vont prendre d’assaut l’appartement de la vieille folle, pour venir se réfu­gier sous son lit. Ter­ro­ri­sée et pas­sa­ble­ment saoule, Mar­tha finit par com­mettre l’irréparable dans une ultime ten­ta­tive pour exor­ci­ser ses démons et satis­faire ainsi aux vœux d’un père intran­si­geant et d’un Dieu cruel. Et ce récit étrange, où la bana­lité du quo­ti­dien appa­raît comme en trompe l’œil 9 pour mieux lais­ser affleu­rer un cli­mat fan­tas­tique, de trou­ver sa conclu­sion logique dans un bel incen­die purificateur…

Dès la pre­mière phrase de “Nuits bleues, calmes bières” (1978), le lec­teur est frappé de plein fouet par la déri­sion féroce de l’écrivain :
Ce soir-là, en ren­trant chez lui, après avoir ren­versé une bonne dizaine de pou­belles, égorgé trois chiens et giflé un aveugle saoul qui l’avait pris pour Mari­lyn Mon­roe […], il se dit que, déci­dé­ment, il n’avait plus grand-chose à voir avec le gen­til petit gar­çon que sa grand-mère emme­nait tous les soirs […] se gaver de pâtes de coing à cinq francs […].10 
Comme tou­jours chez Mar­ti­net, le “héros”, si tant est que l’on puisse uti­li­ser ce terme pour dési­gner les lamen­tables créa­tures de l’auteur, se meut dans un espace incer­tain, une zone inter­mé­diaire entre rai­son et folie, entre vie et mort. Seules l’image d’une jeune démente, Odi­lia, et sur­tout la bière en abon­dance l’aid[ent] à sup­por­ter l’horreur de sa condi­tion11 de quasi mort-vivant, et à ne pas som­brer tout à fait dans le néant. Si dans ce récit on note quelques réfé­rences à Henri Calet12 ou Emma­nuel Bove13 comme autant de clins d’œil com­plices, on ne peut s’empêcher de son­ger éga­le­ment à l’univers du Huys­mans natu­ra­liste et à sa pré­di­lec­tion pour un Paris triste et sordide.

La Capi­tale sert éga­le­ment de décor à La Grande vie (1979), nou­velle d’une cin­quan­taine de pages où l’on suit les aven­tures tragi-comiques d’Adolphe, employé dans une agence de pompes funèbres. Un nabot pas­sa­ble­ment repous­sant, qui aime ainsi à se décrire :
Cette tête d’avorton maus­sade, presque tou­jours ensom­meillé, ce teint jau­nâtre, comme si j’avais passé la nuit dans un seau hygié­nique, cette taille ridi­cule qui m’obligeait à por­ter des chaus­sures à talons très hauts pour ne pas res­sem­bler à un des nains de Blanche-Neige, je me sen­tais par­fois si laid, si misé­rable, que je détour­nais les yeux lorsque j’apercevais mon reflet dans une vitrine.14 
Une femme, pour­tant, va s’intéresser à lui, et même l’aimer — hélas, d’un amour mons­trueux et alié­nant. Du haut de ses deux mètres, Madame C. n’hésite pas à assou­vir ses immenses besoins sexuels en se ser­vant d’Adolphe comme d’un homme-phallus15, pour ne pas dire d’un gode­mi­ché vivant. Le mal­heu­reux se sou­met­tra, pas­sif, à la poigne de fer de sa maî­tresse, quitte à chaque rap­port de man­quer de s’étouffer, jusqu’au jour où Madame C., échauf­fée par la vision d’un film por­no­gra­phique, vou­dra intro­duire son petit amant non plus dans son sexe, mais dans son fondement…

Dans cette nou­velle, der­rière le gro­tesque et la farce affleure toute l’horreur tra­gique et absurde de la condi­tion humaine, sym­bo­li­sée notam­ment par la Shoah. La mère d’Adolphe, juive, a en effet trouvé la mort dans les chambres à gaz d’Auschwitz, après avoir été vic­time de la rafle du Vel-d’Hiv’, sur dénon­cia­tion de son mari qui ne sup­por­tait pas son infi­dé­lité. Et comble de l’atroce, le fils pré­fère défendre avec fer­veur la mémoire de son père, allant jusqu’à veiller en chien fidèle sur sa tombe16, plu­tôt que d’honorer le sou­ve­nir de sa mère :
Lorsque l’on évo­quait en ma pré­sence le mar­tyre de ma mère, je fai­sais juste sem­blant de com­pa­tir. Mais au fond de moi, je n’éprouvais rien. Et je me disais que ce qui lui était arrivé était nor­mal pour une putain.17 
C’est dans cette indif­fé­rence devant le mal, signe d’une pro­fonde tare morale18, que réside la cruauté onto­lo­gique des livres de Jean-Pierre Mar­ti­net. Des textes qui, à tra­vers leurs per­son­nages voués au néant, ne font que reflé­ter l’abjecte vacuité d’une société malade.


NOTES

1 - Nuits bleues, calmes bières suivi de L’Orage, post­face d’Alfred Eibel, Bor­deaux, Fini­tude, 2006 ; et La Grande vie, pré­face d’Éric Dus­sert, Talence, Édi­tions de l’Arbre ven­geur, 2006.
2 — La Som­no­lence, Paris, Jean-Jacques Pau­vert, 1975 ; Jérôme, Paris, Le Sagit­taire, 1978 [une réédi­tion est annon­cée aux édi­tions Fini­tude] ; L’Ombre des forêts, Paris, La Table ronde, 1986.
3 — Poète, roman­cier, Yves Mar­tin (1936–1999) fut éga­le­ment un mer­veilleux auteur de nou­velles (voir par exemple Gris bon­heur, s. l., La Bar­te­velle, 1992) dans les­quelles de la réa­lité la plus banale, la plus nue, naît l’émerveillement. (Patrice Del­bourg, “Yves Mar­tin, ivre matin”, Le Bateau livre. 99 por­traits d‘écrivains, Bor­deaux, Le Cas­tor Astral, 2000, p. 184.) Pour Hubert Had­dad, qui le croisa à la fin des années 60, Yves Mar­tin demeu­rera tou­jours ce roi ambu­lant frappé d’une sorte de nos­tal­gie ins­tan­ta­née qui écri­vit les plus tendres déchi­rures avec, pour matière de songe, cette fra­gi­lité ingué­ris­sable, dou­lou­reu­se­ment convoi­tée et dont la nature est d’échapper sans cesse au jar­din d’illusion. (Hubert Had­dad, Le Cime­tière des poètes, Monaco, Édi­tions du Rocher, 2002, p. 208.) Jean-Pierre Mar­ti­net évoque son ami dans “Nuits bleues, calmes bières”, Nuits bleues, calmes bières suivi de L’Orage, op. cit., p. 30.
4 — Alfred Eibel, “Jean-Pierre Mar­ti­net ou l’éternel pur­ga­toire”, in Jean-Pierre Mar­ti­net, Nuits bleues, calmes bières suivi de L’Orage, Bor­deaux, Fini­tude, 2006, p. 53.
5 — Jean-Pierre Mar­ti­net, L’Ombre des forêts, op. cit., p. 36.
6 — Cf. Alfred Eibel, “Le Monde désac­cordé de Jean-Pierre Mar­ti­net”, Le Matri­cule des anges, Mont­pel­lier, n° 36, 15 septembre-15 octobre 2001, p. 57.
7 — Jean-Pierre Mar­ti­net , “L’Orage”, Nuits bleues, calmes bières suivi de L’Orage, op. cit., p. 37.
8 — Ibid., p. 41
9 — Ibid.
10 –Jean-Pierre Mar­ti­net, “Nuits bleues, calmes bières”, ibid., p. 9–10.
11 — Ibid., p. 15.
12 — Ibid., p. 28. Comme le signale Éric Dus­sert, Jean-Pierre Mar­ti­net, en tant que chro­ni­queur, a beau­coup fait pour la redé­cou­verte d’Henri Calet. (Cf. Éric Dus­sert, “Pré­face. Des outrances et de la guigne”, in Jean-Pierre Mar­ti­net, La Grande vie, op. cit., p. 10.)
13 — Jean-Pierre Mar­ti­net, “Nuits bleues, calmes bières”, op. cit., p. 29.
14 — Jean-Pierre Mar­ti­net, La Grande vie, op. cit., p. 21.
15 — Ibid., p. 44.
16 — Ibid., p. 41.
17 — Ibid., p. 41–42.
18 — Ibid., p. 41.

 

   
 

eric vau­thier
-  Jean-Pierre Mar­ti­net, Nuits bleues, calmes bières suivi de L’Orage (post­face d’Alfred Eibel), Fini­tude, novembre 2006, 56 p. — 9,00 €.
-  Jean-Pierre Mar­ti­net, La Grande vie (pré­face d’Éric Dus­sert), Édi­tions de l’Arbre ven­geur, octobre 2006, 64 p. — 9,00 €.

 
     

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