Entretien avec Frédéric Grolleau (Après,Tintin…)

Voyage au coeur de l’univers tintinesque

Dans une ambiance et un décor tin­ti­nesques, trois  apôtres du tin­ti­nisme, deux hommes et une femme, créent le Khi-Oskh Club (K.O.C), une sorte de cercle fermé qui fonc­tionne à l’image d’une com­mu­nauté. L’objectif de ces “gar­diens du temple her­géen” ? Pour­chas­ser ceux qui se “per­mettent de tri­po­ter la pro­gé­ni­ture d’Hergé” afin d’oeuvrer contre “la mar­chan­di­sa­tion et la sur­in­ter­pré­ta­tion de l’univers tin­ti­nien”. A tous ceux et à toutes celles à qui “Après, Tin­tin…” a “donné du tin­touin” (1), cette inter­view accor­dée par Fré­dé­ric Grol­leau (2) à Nadia Agsous est une invi­ta­tion à s’immerger dans l’univers de cette his­toire tin­ti­no­phile qui ne finit pas de dérou­ter. Encore… Et encore.

Le titre “Après, Tin­tin…” sug­gère une idée d’inachèvement. Il laisse entre­voir une suite voire une conti­nuité… Quel est le sens de ce titre et son lien avec l’histoire ?

Fré­dé­ric Grol­leau : Peut-être l’inachèvement est-il connoté par les points de sus­pen­sion du titre – davan­tage que par le “Après » vague­ment sus­pen­sif. Mais mon inten­tion de départ était plu­tôt de jouer sur la p en mon­trant que celle-ci rele­vait désor­mais d’une cer­taine cadu­cité. A l’heure où se mul­ti­plient et se vendent sur tous suports tels des petits pains les pirates, pas­tiches et paro­dies des Aven­tures de Tin­tin et Milou, il me semble inté­res­sant d’observer que Après Tin­tin (j’enlève la vir­gule), c’est-à-dire après le Tin­tin du Père, il n’y a plus rien. Après le Tin­tin d’Hergé donc, … tin­tin ! Le titre est aussi un clin d’oeil à un com­men­ta­teur d’Hergé qui a consa­cré un essai à la jeu­nesse du héros d’Hergé et qui s’intitule « Avant Tintin ».

Le livre ouvre sur un pré­am­bule inti­tulé « Tout un tin­touin » qui se décline sous forme d’une fiche à l’allure péda­go­gique où tu te livres à une expli­ca­tion exhaus­tive de l’expression « faire tin­tin ». Quel est le sens de ce détour séman­tique ?
Que le mot tin­tin qui ren­voie ori­gi­nai­re­ment à un son de cloches, de gre­lot (homo­pho­nie de mon patro­nyme), de mon­naie ou au tin­te­ment de verres – thé­ma­tique de mon pre­mier roman, Mon­naie de verre – qui s’entrechoquent per­met d’associer au nom propre du repor­ter la dimen­sion du manque et du vide – ce qui est en accord avec le titre du roman, qui tend à sou­li­gner que ceux qui exploitent éhon­té­ment la créa­ture d’Hergé …“font tin­tin”. Mais peut-être font-ils aussi Tin­tin au sens ou cer­tains paro­distes se mon­tre­raient plus fidèles en pour­sui­vant l’oeuvre d’Hergé à leur façon que les héri­tiers juri­diques d’Hergé dont on connaît la rudesse et l’intransigeance en matière de ges­tion de l’héritage du Maître (ils nous privent ainsi du tré­sor que pour­raient consti­tuer des paro­dies res­pec­tueuses des codes her­géens et nous amènent, en ce sens, à faire tin­tin de Tin­tin. Ce qui nous cause du tin­touin…
Ce pré­cis de poly­sé­mie est la pre­mière par­tie de l’ouvrage que j’ai écrite une fois venue l’idée géné­rale et il était impor­tant pour moi qu’il figure ainsi en tête du roman afin de pro­po­ser une direc­tion inter­pré­ta­tive au lec­teur, tant Après, Tin­tin… , à mes yeux, est un véri­table jeu de pistes. Il m’amusait par ailleurs de rap­pe­ler que le mot tin­tin appa­raît dans le lan­gage des troupes vu que l’un des mes héros, col­lec­tion­neur fou et redou­table psy­cho­pathe, est pré­senté comme ensei­gnant au lycée mili­taire de Saint-Cyr l’Ecole.

Sur la cou­ver­ture du roman, Tin­tin est repré­senté tenant dans ses deux mains un objet qui pour­rait être un livre ou une tablette sur lequel figure les noms de “Jésus-Christ” et Dieu” ; un objet à conno­ta­tion reli­gieuse. Quel est le mes­sage véhi­culé à tra­vers cette image qui peut avoir un effet dérou­tant ?
C’est que j’aime beau­coup dérou­ter, ma foi… Plus sérieu­se­ment, cette pho­to­gra­phie m’a été obli­geam­ment cédée par le jour­na­liste Gérard Pon­thieu, spé­cia­liste des pays afri­cains et qui tient un blog sur le site du Monde. Elle repré­sente une sta­tue, Tin­tin et Milou en plâtre/ciment vus de dos (ce qui per­met d’éviter des pro­blèmes de droit à l’image), située près d’une guin­guette à Kin­shasa où Mobutu aimait se rendre.
Dès que je l’ai vue, j’ai com­pris que ce serait une cou­ver­ture par­faite pour ima­ger mon roman car certes il y a un clin d’oeil à l’aspect reli­gieux de la tin­ti­no­ma­nia – cer­tains col­lec­tion­neurs consi­dèrent cer­taines pièces éma­nant du fond Hergé comme autant de reliques – mais, sur­tout, j’ai été attiré par la mise en abyme que repré­sen­te­rait la pre­mière de cou­ver­ture d’un livre sur Tin­tin où le lec­teur ver­rait Tin­tin tenant lui-même dans ses mains un livre etc. Si j’en avais eu les moyens tech­niques, j’aurais même pu mettre la cou­ver­ture de mon roman en lieu et place des men­tions reli­gieuses et le ver­tige eût été complet !

Le Khi-Oskh Club (K.O.C.) est animé par deux hommes et une femme qui se défi­nissent comme des « apôtres du tin­ti­nisme », « obsé­dés par le rééqui­libre du Bien dans l’univers de Tin­tin. Le « Bien » est opposé à la notion du « mal ». Quel est le sens attri­bué à ces deux notions dans le contexte tin­ti­nien ? Com­ment se déclinent-elles dans l’univers de  Après, Tin­tin…  ?
C’est là une ques­tion assez tech­nique : pour faire simple, disons que Tin­tin cherche tou­jours à pro­mou­voir le bien, à sau­ver la veuve et l’orphelin, ce qui l’amène au fil de ses exploits à devoir com­battre tous ceux qui veulent désta­bi­li­ser le monde ver­tueux auquel il croit. Mais ce che­va­lier à la gaie figure, pour moquer Cer­van­tès, n’est pas tou­jours pris pour le para­digme de la pro­bité par les pirates et autres paro­distes, sans par­ler des com­men­ta­teurs qui font subir à l’innocence de Tin­tin les pires ana­lyses –psy­cha­na­ly­tiques, franc-maçonnes entre autres.
Il était donc temps que des thu­ri­fé­raires d’Hergé viennent ven­ger l’honneur de son “fils”, c’est-à-dire s’attaquer à ceux qui osent ren­ver­ser le Bien tin­ti­nien en un Mal tin­ti­no­claste. Les mécréants que traque le K.OC – osten­si­ble­ment ins­piré par le Fight Club de David Fin­cher – sont ainsi ame­nés, le temps d’un repas ou d’une inter­view, à se repen­tir de leurs erreurs inter­pré­ta­tives avant d’être exé­cu­tés en pre­nant modèle sur un crime com­mis dans Les Aven­tures de Tin­tin et Milou. C’est une sorte de retour à l’envoyeur façon Copy­cat pour ainsi dire…
Pour les lec­teurs qui ne com­pren­draient pas à quel point il y a une lit­té­ra­ture infi­nie sur Tin­tin – où tout n’est pas “mal” je pré­cise – je ren­voie au site dédié au livre où se trouve un impo­sant appa­reil de notes et de ren­sei­gne­ments biblio­gra­phiques. Je fais figu­rer notam­ment sur le site toutes les tin­ti­nades (de vrais docu­ments n’ayant pas été façon­nés par l’imaginaire du roman­cier) que je n’ai pas pu inté­grer dans le livre parce qu’elles auraient pris trop de place..

L’objectif des membres du K.O.C. vise à lut­ter contre “la mar­chan­di­sa­tion ou la sur­in­ter­pré­ta­tion de l’univers tin­ti­nien”. Il y a dans leur atti­tude vis-à-vis de Tin­tin et de son concep­teur une ten­dance à la sacra­li­sa­tion voire de la “tin­to­no­ma­nia “. Qu’est ce qui motive ce posi­tion­ne­ment ?
De toute évi­dence, je crains que nos trois gaillards n’aient été ber­cés trop près du mur ! Le pro­pos est certes outré, mea maxima culpa, mais, en cette période de forte into­lé­rance reli­gieuse, je suis parti du prin­cipe qu’il fal­lait répondre à l’exagération (i.e la sur­in­ter­pré­ta­tion de l’univers tin­ti­nien) par l’exagération, soit le délire de trois fans psy­cho­tiques qui décident un beau jour d’exécuter tous ceux qui blas­phèment en por­tant atteinte aux valeurs her­géennes. Comme tous les fous, ils ont tout perdu, sauf la rai­son – la preuve : deux d’entre eux sont des pro­fes­seurs de phi­lo­so­phie – , ce qui les rend encore plus dan­ge­reux et nuisibles !

Par moments, le “Je(u)” nar­ra­tif laisse trans­pa­raître en fili­grane un “je(u)” bio­gra­phique. On a le sen­ti­ment par moments que le nar­ra­teur se confond avec l’auteur. Quelle est la part d’autobiographie dans Après, Tin­tin… ?
Comme dans toute démarche lit­té­raire, il faut bien à un moment ou à un autre que l’auteur puise dans une par­tie de son vécu, de son expé­rience per­son­nelle pour don­ner corps à ses per­son­nages et aux lieux qu’ils peuplent mais la plu­part des infor­ma­tions et élé­ments mis en scène dans Après,Tintin… relève de l’imagination du roman­cier. Il ne faut pas croire que, parce que le nar­ra­teur dit “je”, c’est for­cé­ment moi : si en effet je recon­nais sans honte aucune aimer l’univers de Tin­tin, je n’en suis pas encore à rêver la nuit de la façon dont je vais tuer ceux qui le spo­lient…
De ce point de vue, n’en déplaisent à mes détrac­teurs, il s’agit bien en la matière d’un roman à conso­nance fic­tive et non d’une autobiographie.

 Après, Tin­tin… est le énième ouvrage publié sur Tin­tin et son concepteur.Quelles sont les rai­sons qui ont motivé l’écriture de ce livre ?
J’ai tou­jours été pas­sionné par l’univers de Tin­tin. Il s’agit là de la pre­mière bande des­si­née que j’ai décou­vert enfant, en même temps que l’exercice de la lec­ture. Aussi, c’est en com­plé­tant ma biblio­thèque tin­ti­nienne par des achats de paro­dies et autres pas­tiches que je me suis rendu compte de la pro­li­fé­ra­tion des oeuvres conti­nuant l’entreprise d’Hergé : disons donc que cette résis­tance du repor­ter à la culotte courte m’est appa­rue comme un thème sti­mu­lant à exploiter…

De ton point de vue, qu’est ce qui dif­fé­ren­cie ce livre des autres ? Quel est son apport prin­ci­pal pour l’œuvre d’Hergé et son héros, Tin­tin ?
Le seul inté­rêt que j’y vois aujourd’hui c’est que ce livre – toutes pro­por­tions gar­dées – résume un peu à mes yeux tous les autres puisqu’il est l’occasion du pas­sage en revue de la majo­rité des inter­pré­ta­tions aux­quelles Tin­tin prête flanc depuis le décès de son créateur.

Com­ment a-t-il été accueilli par les édi­teurs ? Les cri­tiques ? Le public ?
La plu­part des édi­teurs pari­siens à qui je l’ai sou­mis l’ont trouvé trop éru­dit et sou­vent trop philosophico-technique pour être adapté au grand public. C’est assez amu­sant comme retour puisque ce sont les mêmes qui n’hésitent pas (aussi) à faire paraître, au nom du bon vieux ren­voi d’ascenseur, chaque mois, des romans de gare qui ne trou­ve­ront pas plus leur “public” que ce titre ne pré­ten­dait le faire…
A ma connais­sance, il y a eu assez peu de cri­tiques et de lec­teurs qui ont fait connaître leur avis sur ce roman (l’essentiel des avis infor­més est sur mon site auteur), à la dif­fé­rence de Mon­naie de verre et du Cri du san­glier mais je ne m’en sou­cie guère car je n’écris jamais en fonc­tion d’un lec­to­rat idéal. Je me contente de mener à bout une his­toire telle qu’elle s’impose à moi. On peut me repro­cher là une démarche par trop égo­cen­trée mais je pré­fère cela au fait de consi­dé­rer que les per­sonnes qui lisent des livres ont besoin d’être gui­dées en per­ma­nence parce qu’elles n’ont pas le niveau requis pour péné­trer dans un uni­vers. Tin­tin, ça se mérite, que diable !

Pro­pos recuillis pour lelitteraire.com par Nadia Agsous le 25 novembre 2009.

(1) Selon Fré­dé­ric Grol­leau, « don­ner du tin­toin à quelqu’un » signi­fie « l’embarrasser, lui don­ner du souci.. », P. 11.

(2) Fré­dé­ric Grol­leau est cri­tique lit­té­raire et auteur de plu­sieurs ouvrages. Pour en savoir plus sur ses pro­duc­tions : http://www.fredericgrolleau.com/

Fré­dé­ric Grol­leau, Après,Tintin…, BoD, avril 2009, 176 p. – 11,00 €.

 

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