Critique pénétrant et personnage énigmatique jusque dans ses allures de Diable famélique (visage long et maigre avec barbiche), Fénéon que Jarry avait surnommé « Celui qui silence » possédait le goût des travaux parfois secrets et indirects, de même qu’une volonté farouche d’effacement. Son oeuvre est restée longtemps dispersée en milliers d’articles signés ou non. Mais la postérité a entériné la plupart de ses choix : il a su imposer Seurat et les néo-impressionnistes et a édité Rimbaud et Jules Laforgue. Son rôle souterrain reste considérable.
Mystificateur au flegme imperturbable, au langage assassin, Fénéon fut rédacteur au ministère de la Guerre tout en collaborant activement à la presse libertaire. Il est célèbre pour être le cofondateur de « La Revue Indépendante », le rédacteur en chef de « La Revue Blanche » et l’auteur des Nouvelles en trois lignes. Tirées de faits divers, elles sont écrites avec cruauté, drôlerie et précision : « la couturière Adolphine Julien, 35 ans, a vitriolé son amant fugitif, l’étudiant Barthuel. Deux passants furent éclaboussé(e)s ».
Ami de Paul Signac, l’anarchiste Fénéon aime jouer avec le feu pour en garder les flammes. Et devenant plus disert, il a écrit d’autres « fables » méconnues. Parus dans La Libre Revue et les Badauderies parisiennes, ses contes évoquent ce que la vie doit aux folies du jour. Des femmes en sortent afin de donner raison à la force de l’éros : elles clament l’absolu selon un trajet physique. Le corps est en métamorphose pour que vive une autre individualité que celle du quotidien.
« Les Ventres » raconte le carnaval dans village hors du temps où les villageois sont nourris et abreuvés à s’en exploser le bide et la tête par le maire cabaretier. C’est le plus politique des quatre contes. « L’Armure » est une farce médiévale. Les héros chevaleresques et les amants intrépides sont remplacés par la triste réalité humaine : elle n’en sort pas grandie. Les deux autres contes sont des portraits urbains proches des « Tableaux parisiens » de Baudelaire. Les volatiles y symbolisent les crédules prêts à s’enticher des douleurs des autres. L’écriture est toujours secrètement ironique, digne du « phare » attentif aux douleurs du monde tout en demeurant un esthète dandy toujours fidèle à un style corrosif et intempestif qui serait jugé aujourd’hui, vu le moralisme ambiant, déplacé lorsqu’il écrit par exemple : « Je suis comme ces singes qui ne parlent pas de peur que les nègres ne les fassent travailler ».
Le CD qui accompagne ce livre, “Nurse With Wound”, pose la question : « les ventres » du premier conte auraient-ils souffert de l’absorption d’un mystérieux champignon ? Par ce biais, l’auteur une nouvelle fois s’amuse des désirs ou des raisons les plus troubles sans étiage ou limites. Il s’agit de s’absorber dans des lointains inaccessibles en un monde où l’illusion est affichée cachée devant le commun des mortels afin qu’ils s’en délectent.
jean-paul gavard-perret
Félix Fénéon, Les ventres et autres contes + CD « Nurse With Wound, Lonely Poisonous Mushroom », editions Lenka Lente, 2016, Livre + CD, 48 p. — 8,00 €.