De l’amitié Celan-Char il ne restera rien à la fin de leur vie. La rupture demeure sans explications. Si ce n’est ça et là quelques confidences plus ou moins parcellaires. A la suite d’une conversation téléphonique, le poète roumain de langue allemande note à propos de son correspondant : « une vanité grandissante, un discours toujours plus indigent qui se répète ». Il parle aussi, à propos de son œuvre, de « poésie douteuse » et un certain ressentiment jaillit envers l’homme traité de menteur. Il sera plus net dans une lettre non envoyée à Char après la mort de Camus : « vous avez su nous faire mal à la légère, vous nous avez peinés ». Char est tenu pour peu fiable. Mais sans autres explications. Et la correspondance finale restera formelle : elle n’est là que pour accompagner l’envoi de livres.
La question pourrait donc sembler : Char est-il bon, est-il méchant ? Mais ce n’est pas la bonne. Chacun sait ce qu’il en est des hommes surtout lorsque, d’une manière ou une autre, ils furent concurrents. Ce qui n’empêcha pas Char d’intercéder de manière efficace pour l’amélioration de l’internement psychiatrique de Celan. Et son épouse continuera à écrire à l’auteur après la mort de l’époux. Elle s’ouvrira à lui de la lucidité presque insoutenable de son écriture.
Bertrand Badiou a réuni les lettres (envoyées ou non), simples billets, cartes postales, envois de livres ainsi que des lettres de René Char et Gisèle Celan-Lestrange. Beaucoup de ses lettres restent anecdotiques car elles ramènent à des événements oubliés (d’où la présence d’un corpus de notes très utile). Apparemment, entre le poète solaire du sud et le poète juif d’Europe centrale tout pouvait sembler dissemblable. Mais les lettres mettent à jour de nombreux points de convergence. Entre autres, le lien entre la vie et l’œuvre (dont le but était d’en faire jaillir les zones d’ombres) ou le goût des femmes.
Char toutefois connaît beaucoup moins Celan que l’inverse : il ne lit son oeuvre qu’en traduction alors que Celan traduit en allemand des textes du poète provençal.. Et le premier attend beaucoup plus de Char que l’inverse. La bijection est donc bancale. Celan espère, Char reste distant. D’où des périodes de silence — dues aussi aux difficultés à vivre et écrire pour l’auteur de La rose de Personne.
Pour autant, Char n’est pas insensible et le rapport n’est pas univoque. Le poète se sait maladroit comme le prouve une de ses lettres : « Je ne sais pas partager avec un ami son mal-être, son chagrin » et plus loin « je ne sais pas lui montrer à l’aide de la parole que je le comprends. ». Mais la première dissension est marquée lorsque la femme du poète Ivan Goll accuse Celan de plagiat.
Char prend l’affaire à la légère : or Celan est mortifié par cette désinvolture. Au fil des pages s’inscrit donc de manière allusive l’histoire de deux poètes que tout a priori opposait mais qui trouvèrent un certain partage avant que tout se dilue. Mais les histoires d’amitiés sont parfois comme celle d’amour : elles ne finissent pas forcément « bien ».
jean-paul gavard-perret
Paul Celan, René Char, Correspondance (1954–1968), Gallimard, édition établie, présentée et annotée par Bertrand Badiou, 2016, 336 p. - 28,00 €.