Paul Celan, René Char, Correspondance (1954–1968)

L’ami­tié et son double

De l’amitié Celan-Char il ne res­tera rien à la fin de leur vie. La rup­ture demeure sans expli­ca­tions. Si ce n’est ça et là quelques confi­dences plus ou moins par­cel­laires. A la suite d’une conver­sa­tion télé­pho­nique, le poète rou­main  de langue alle­mande note à pro­pos de son cor­res­pon­dant : « une vanité gran­dis­sante, un dis­cours tou­jours plus indi­gent qui se répète ». Il parle aussi, à pro­pos de son œuvre, de « poé­sie dou­teuse » et un cer­tain res­sen­ti­ment jaillit envers l’homme traité de men­teur. Il sera plus net dans une lettre non envoyée à Char après la mort de Camus : « vous avez su nous faire mal à la légère, vous nous avez pei­nés ». Char est tenu pour peu fiable. Mais sans autres expli­ca­tions. Et la cor­res­pon­dance finale res­tera for­melle : elle n’est là que pour accom­pa­gner l’envoi de livres.
La ques­tion pour­rait donc sem­bler : Char est-il bon, est-il méchant ? Mais ce n’est pas la bonne. Cha­cun sait ce qu’il en est des hommes sur­tout lorsque, d’une manière ou une autre, ils furent concur­rents. Ce qui n’empêcha pas Char d’intercéder de manière effi­cace pour l’amélioration de l’internement psy­chia­trique de Celan. Et son épouse conti­nuera à écrire à l’auteur après la mort de l’époux. Elle s’ouvrira à lui de la luci­dité presque insou­te­nable de son écriture.

Bertrand Badiou a réuni les lettres (envoyées ou non), simples billets, cartes pos­tales, envois de livres ainsi que des lettres de René Char et Gisèle Celan-Lestrange. Beau­coup de ses lettres res­tent anec­do­tiques car elles ramènent à des évé­ne­ments oubliés (d’où la pré­sence d’un cor­pus de notes très utile). Appa­rem­ment, entre le poète solaire du sud et le poète juif d’Europe cen­trale tout pou­vait sem­bler dis­sem­blable. Mais les lettres mettent à jour de nom­breux points de conver­gence. Entre autres, le lien entre la vie et l’œuvre (dont le but était d’en faire jaillir les zones d’ombres) ou le goût des femmes.
Char tou­te­fois connaît beau­coup moins Celan que l’inverse : il ne lit son oeuvre qu’en tra­duc­tion alors que Celan tra­duit en alle­mand des textes du poète pro­ven­çal.. Et le pre­mier attend beau­coup plus de Char que l’inverse. La bijec­tion est donc ban­cale. Celan espère, Char reste dis­tant. D’où des périodes de silence — dues aussi aux dif­fi­cul­tés à vivre et écrire pour l’auteur de La rose de Personne.

Pour autant,  Char n’est pas insen­sible et le rap­port n’est pas uni­voque. Le poète se sait mal­adroit comme le prouve une de ses lettres : « Je ne sais pas par­ta­ger avec un ami son mal-être, son cha­grin » et plus loin « je ne sais pas lui mon­trer à l’aide de la parole que je le com­prends. ». Mais la pre­mière dis­sen­sion est mar­quée lorsque la femme du poète Ivan Goll accuse Celan de pla­giat.
Char prend l’affaire à la légère : or Celan est mor­ti­fié par cette désin­vol­ture. Au fil des pages s’inscrit donc de manière allu­sive l’histoire de deux poètes que tout a priori oppo­sait mais qui trou­vèrent un cer­tain par­tage avant que tout se dilue. Mais les his­toires d’amitiés sont par­fois comme celle d’amour : elles ne finissent pas for­cé­ment « bien ».

jean-paul gavard-perret

Paul Celan, René Char, Cor­res­pon­dance (1954–1968), Gal­li­mard, édi­tion éta­blie, pré­sen­tée et anno­tée par Ber­trand Badiou, 2016, 336 p. - 28,00 €.

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