Christine Smilovici : traces et mystères — entretien avec l’artiste

Les pho­to­gra­phies de Chris­tine Smi­lo­vici éta­blissent une sorte de voix dans le silence. Entre force et fra­gi­lité, les œuvres deviennent les épures d’une rêveuse insom­niaque mais qui ne manque jamais de luci­dité. Des cou­rants d’air peuvent bien faire bou­ger les rideaux : l’œuvre garde jusque dans sa masse grêle une décom­po­si­tion sub­tile en se frot­tant à la lumière. Ce tra­vail joue tou­jours sur les équi­libres et les dés­équi­libres, sur la trace cré­pus­cu­laire et la perte des repères.
L’artiste fait décou­vrir un mode presque solip­siste d’existence. Smi­lo­vici en éprouve le poids là où tout demeure pulsé mais où tout semble sur le point de s’affaisser. Le tra­vail plas­tique pro­cure une angoisse et un ver­tige sur un dur oreiller pour la mémoire la plus pro­fonde. Il joue « de » la pré­sence pour une forme de retour ou sa digression.

 Entretien :

Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Je me lève très tôt, avec le jour… Oui, je peux dire que le jour me fait lever le matin et l’idée que les autres dorment encore.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Ils sont encore là et conduisent mon intui­tion et ma pensée.

A quoi avez-vous renoncé ?
A un monde parfait.

D’où venez-vous ?
Je cherche à le savoir. Je ne suis pas sûre de pou­voir vous répondre un jour.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
Le goût de la nature et la capa­cité d’observer. De l’empathie.

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Le plai­sir régu­lier de la conscience de vivre. C’est donc un grand plaisir.

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes ?
A vous de me le dire. :)

Quelle est la pre­mière image qui vous inter­pella ?
L’image de ma mère asso­ciée à l’expression de son visage, au son de sa voix, nous étions dans la rue, j’avais trois ans, elle s’est pen­chée sur moi pour s’assurer que tout allait bien. Je garde en moi cet ins­tant fugace et essen­tiel. Je pense qu’il a réel­le­ment existé.

Et votre pre­mière lec­ture ?
Can­dide, le sens et la forme ! L’horreur humaine, l’absurdité du monde et de sys­tèmes ins­tau­rés, l’ironie du verbe. Plus tard, vers vingt ans, il y a eu Giono, avec notam­ment Un Roi sans diver­tis­se­ment et la ques­tion de l’ennui exis­ten­tiel. J’ai beau­coup aimé Colette éga­le­ment, je trou­vais dans son œuvre ter­rienne des cor­res­pon­dances avec ma concep­tion du monde.

Com­ment définiriez-vous votre approche de la fémi­nité ?
Je me sens proche des manières de pen­ser des fémi­nistes des années 70. Je reste récep­tive, sans pen­ser qu’ils sont dépas­sés, aux tra­vaux d’artistes comme ceux de Valie Export ou d’Hannah Wilke. Si le corps de la femme s’expose, il est impor­tant qu’il pro­pose d’autres règles et d’autres images que celles régies par les hommes. Quitte à pas­ser par une cer­taine radi­ca­lité. Une des pre­mières néces­si­tés pour une femme est de res­ter maî­tresse de son corps et d’exercer son esprit cri­tique à l’encontre de sa société qui, 50 ans après les com­bats du MLF en France, conti­nue à pro­po­ser des sché­mas cultu­rels oppres­sifs ou en réin­ventent (extré­mismes reli­gieux, cer­tains aspects de la culture porn).

Quelles musiques écoutez-vous ?
Celles qui m’éloignent du brou­haha humain. Quoique altruiste, je suis aussi pas­sa­ble­ment sauvage.

Quel est le livre que vous aimez relire ?
J’hésite entre Pré­vert, Michaux, Cen­drars et Laforgue. Je raf­fole de la poé­sie, des des­sins qu’elle imprime sur le monde, de sa ten­dresse, de sa gra­vité, de l’espace nou­veau qu’elle construit (un espace inter­mé­diaire) et dans lequel on peut nicher.

Quel film vous fait pleu­rer ?
La scène finale d’”Au Revoir les enfants” de Louis Malle.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez-vous ?
Quelqu’un qui passe.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
J’ose mais je n’ai pas tou­jours envie d’oser.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Les espaces où je ne vis plus.

Quels sont les artistes et écri­vains dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Par l’exploitation et la subli­ma­tion des thèmes de la mémoire fami­liale et par l’ancrage dans un ter­ri­toire réel mais deve­nant méta­pho­rique, je vois des points de conver­gence avec la pho­to­graphe Marine Lanier. Ma série La Col­line, gros tra­vail sur un fait divers sor­dide (l’assassinat d’une jeune fille) me rap­proche, je crois, de Per­rine Lamy-Quique (enquête de mémoire col­lec­tive sur la dis­pa­ri­tion d’enfants dans l’effondrement d’une mon­tagne, 71 car­rés noirs).
Sinon, je me sens être une « fille » modeste de Louise Bour­geois, par l’affirmation que l’Art exprime et dépasse les bles­sures fami­liales, que par le ter­reau psy­chique il s’élève. De plus, j’aime comme elle les matières direc­te­ment por­teuses de mémoire per­son­nelle : les vête­ments, les tis­sus domes­tiques. Enfin, j’ai retenu de Sophie Calle l’intérêt d’entreprises artis­tiques fon­dées sur des rituels. Et un de mes der­niers tra­vaux, Marion X7, réac­tive les pro­ces­sus de la fila­ture et du voyeurisme.

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
La pro­messe que mes œuvres sau­ront par­ler aux gens, les tou­cher, qu’elles construi­ront avec eux une « connivence ».

Que défendez-vous ?
La cause ani­male. Je ne suis pas contre la consom­ma­tion car­née, mais avec de la mesure ! Je refuse d’être le jouet de grands groupes qui construisent des besoins lucra­tifs pour me faire consom­mer. Sur­tout quand l’objet de la consom­ma­tion concerne des êtres sen­sibles. Les scan­dales actuels de mal­trai­tance dans les cir­cuits d’élevage ou dans les abat­toirs me révoltent. L’abattage peut se faire pro­pre­ment, sauf qu’à cause de la sur­con­som­ma­tion nous ne nous en don­nons plus le temps ni les moyens. Qui sommes-nous devenus ?

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je com­prends pre­miè­re­ment que l’Amour est dis­cré­dité : il est ren­voyé à une impos­si­bi­lité. Impos­si­bi­lité du don , impos­si­bi­lité du rece­voir. Nous ne sommes pas loin de quelque chose de tra­gique parce que toute ten­ta­tive de nous-mêmes à aimer semble auto­ma­ti­que­ment vouée à l’échec et à la mort, comme diri­gée par une loi supé­rieure ou sou­ter­raine. Ensuite je me dis que l’Amour peut être dési­gné comme un pro­ces­sus com­plexe mais pos­sible. La pos­si­bi­lité amou­reuse doit émer­ger quand je par­viens à don­ner à l’autre « rien », c’est-à-dire quelque chose de dés­in­té­ressé, au-delà de moi-même. Et l’autre, qui ne « veut pas », est celui qui n’attend « rien », autre­ment dit, il est lui aussi dés­in­té­ressé. Sur les dés­in­té­rêts, sur l’absence de manœuvres ou de cal­culs incons­cients peut alors com­men­cer à exis­ter le vrai Amour.

Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
Cette phrase signale, pour moi, une incom­mu­ni­ca­bi­lité. Les êtres com­mu­niquent en grande par­tie par le lan­gage ver­bal, ils parlent mais ne s’écoutent pas tou­jours. D’où une situa­tion absurde trans­crite d’une manière drôle par cette réplique elle-même assise sur du non-sens.

Quelle ques­tion ai-je oublié de vous poser ?
Pour­quoi dire avec des mots ?

Entre­tien et pré­sen­ta­tion réa­li­sés par jean-paul gavard-perret pour lelittteraire.com, le 8 mai 2016.

1 Comment

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One Response to Christine Smilovici : traces et mystères — entretien avec l’artiste

  1. Hélène de Montgolfier

    Texte et inter­view magni­fiques. Je me suis réga­lée au-delà de l’œuvre que je suis et admire depuis ses débuts.

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