Jean-Pierre Faye, L’Ecluse

Le mal­en­tendu, le pas­sage : Jean-Pierre Faye

Fabian Gas­tel­lier pour­suit la réédi­tion de l’œuvre de Jean-Pierre Faye. Elle repu­blie aujourd’hui le livre de plus connu de l’auteur, poète et phi­lo­sophe. Il com­mença son livre en jan­vier 1963, à la gare de Frie­drichs­trasse, à Ber­lin, entre le train sou­ter­rain de Berlin-Est et le train aérien de Berlin-Ouest. La ville (quoique jamais nom­mée) devient le lieu de la fic­tion. L’héroïne, comme la cité, va vivre par­ta­gée entre deux places et deux amours. Entre elles : une fron­tière mais aussi une écluse.
Le livre obtint le Prix Renau­dot en 1964. Il est l’avant-dernier lien de son grand pro­jet de réédi­tion “L’Hexagramme” et il demeure sans doute son livre le plus obsé­dant. Créa­teur de la revue “Change” (alter ego mais beau­coup plus effi­cient de l’avant-garde des années 60 et 70 que ne le fut ” Tel Quel ”), l’auteur dans ce roman répond par­fai­te­ment à l’injonction du pro­jet défini par cette revue : à savoir le « mou­ve­ment du chan­ge­ment des formes » par le tra­vail d’une langue qui “en se chan­geant, change les choses ».

L’Écluse reste à ce titre une expé­rience lit­té­raire mais elle n’est jamais dévo­rée par un pur for­ma­lisme. Certes, à l’image de Vanna (l’héroïne), les mots cherchent leur sens dans une sorte d’immersion au sein d’un réel dont l’eau enfer­mée dans l’Ecluse devient une sorte de sym­bole. Le lec­teur est d’abord voi­sin de train de l’héroïne : il ne voit que ce qu’elle voit. Le lec­teur pénètre dans ses pen­sées ration­nelles mais aussi plus flot­tantes lorsqu’elle est sou­mise à une cer­taine som­no­lence inhé­rente au tra­jet.
Peu à peu, l’héroïne est en quelque sorte démul­ti­pliée. Elle reste par­fois Vanna, mais par­fois “je”, “tu” ou reje­tée dans un “elle” ano­nyme. Comme le per­son­nage cen­tral, le lec­teur est pris dans ce qui est une thé­ma­tique chère à l’auteur : la fron­tière. Tout joue alors entre un dehors et un dedans. S’instruit un étrange dia­logue, ponc­tué de des­crip­tions qui n’ont rien de bal­za­cienne. L’objet-ville et le sujet-femme sont sai­sis d’une sorte de mala­die : celle de la cou­pure, de la schize. Elles sont le sujet “bipo­laire” de la fic­tion qui, en consé­quence, sort de son habi­tuel brouet siru­peux pour rejoindre l’Histoire.

L’auteur ne la traite jamais avec mani­chéisme. Néan­moins, on pour­rait craindre — avec le temps et les pro­gres­sions et les régres­sions de la poli­tique — qu’une telle fic­tion per­dît de sa vita­lité : il n’en est rien. Le front (la fron­tière) de la ville fonc­tionne comme immense méta­phore de ce qui peut se pas­ser dans le conscient et l’inconscient. Peu à peu, “l’île” où l’héroïne demeu­rait en “sus­pens” est ramené à la terre par le les­tage de phrases qui, comme dans le Pro­cès de Kafka, s’enroulent et se déve­loppent de manière com­plexe.
Le réel appa­rent est sans cesse revi­sité dans une scan­sion étrange qui place le lec­teur dans un état par­ti­cu­lier. “Cosa men­tale”, la pro­so­die mêle sen­sa­tions et inter­ro­ga­tions intel­lec­tuelles. Une telle musique de la langue semble venir de par­tout et de nulle part, un peu à l’image de l’héroïne et de la cité. Et Faye sai­sit la pen­sée à sa racine, en son état nais­sant comme dans le mono­logue ter­mi­nal d’Ulysse de Joyce. La stra­té­gie lin­guis­tique est tou­te­fois dif­fé­rente. Reste ce jaillis­se­ment de source : « Il tou­chait len­te­ment de la main ce qu’il voyait, avec la paume plus qu’avec les doigts : Ici alors, c’est curieux, la lumière jette des grains que l’on ne voit pas et qui se changent dans la peau”. C’est par le style indi­rect que le “je” laisse sur­gir son “çà”.

Au mur qui mor­celle la ville fait écho cette langue qui ébranle le réel par son “mur­mure”. Existe là tout un jeu de l’impalpable qui montre com­bien l’écriture ne peut jamais sai­sir d’emblée une vérité ou une fini­tude. L’écriture se heurte ainsi à l’inconscient comme la ville à son mur. Trop d’écrivains tentent d’aplanir cet écueil ou feignent de l’ignorer (puisqu’il les dépasse). Faye, à l’inverse, se bat avec.
Ce com­bat donne à son écri­ture toute sa valeur cri­tique, là où la contes­ta­tion ne se contente pas de la simple loi du Logos. Faye savait déjà qu’il fal­lait plus : de la musique. Certes, pas “avant toutes choses”, mais pour les faire changer.

jean-paul gavard-perret

Jean-Pierre Faye, L’Ecluse, Edi­tions Notes de Nuit, Paris, 2016,  317 p. — 20,00 €.

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