Lire un roman d’Umberto Eco, c’est toujours se préparer à un exploit. Le titulaire de la chaire de sémiologie de Bologne s’est en effet fait une spécialité, depuis la parution du mondialement plébiscité Nom de la Rose (LGF, Livre de Poche, 1983), de ne pas verser dans la facilité en matière d’écriture romanesque. Voire d’accumuler référents érudits et ratiocinations pédantes au point de jouer son succès sur le modèle téméraire du « ça passe ou ça casse » où mainte plume s’est déjà cassée le bec sergent-major. Retour sur les points forts de cette victoire de l’intransigeance rigoriste sur la compromission communicationnelle.
Le Nom de la rose (LGF — Le livre de Poche, 1983)
Cette chronique médiévale empruntant son tempo au récit policier, premier roman de son auteur à l’âge de 50 ans, fut saluée à sa sortie comme une oeuvre atypique et inattendue. Umberto venait d’inventer le style Eco. L’histoire se déroulait, à la première moitié du XIVe siècle, en pleine bataille ouverte entre l’Eglise et les hérétiques, entre l’Empereur et le Pape, dans une abbaye isolée d’Italie du Nord. Le frère Guillaume de Baskerville, talonné par son jeune secrétaire-disciple, Adso, doit résoudre sur place une série de crimes qui ont tous un rapport avec la bibliothèque.
Nanti d’un tel decorum où il faut croire qu’il se sent comme chez lui, Eco se lance dans de longues descriptions, quasi historiennes, de la vie quotidienne de l’abbaye bénédictine, de l’église monumentale et des activités des moines : cuisine, botanique, théologie principalement. Dans une langue à la fois rude et savoureuse, Eco et son traducteur Schifano parviennent à rendre cet austère Moyen Age haut en couleurs.
Ce mélange de vocables pointus sinon abscons et d’une quête élémentaire — pour ne pas dire basique — déclenche un phénomène de mode. C’est à qui se promènera dans le métro ou dans le bus avec son Nom de la Rosesous le bras. Délicieux décalage du kitsch monacal quand il rencontre la culture new age. Là où Eco fait très fort, c’est lorsqu’il met au point une lecture à double niveau. Le lecteur lambda peut se contenter de l’intrigue elle-même, suffisamment bien ficelée, et sauter les passages qui l’encombrent auxquels il n’entrave que couic.
Le spécialiste ès humanités et analyses historiques peut bien laisser de côté les séquences polar du texte, tout à sa joie de repérer les emprunts et hommages constants dont est constellé le roman, qui fonctionne comme bibliothèque-miroir lui-même.
Un métatexte qui fait de tout texte produit à notre époque la somme de ceux qui le précèdent, foi de sémioticien. Avec Le Nom de la Roseviennent se rejoindre les romans de Conan Doyle et ceux de Victor Hugo, la philosophie de Voltaire et celle de Wittgenstein. Le professeur Eco se joue de tous les genres, dénonce les travers de l’Italie contemporaine par sa mise en garde contre toute forme de “terrorisme”… La clef de l’énigme repose sur un livre inédit d’Aristote où un éloge du rire est présenté, ce qui amoindrirait pour certain père intégriste et extrémiste la peur de Dieu, et donc la décadence de l’Église. Umberto Eco entre par la grande porte (la Porta Ludovica du site qui lui est dédié : http://www.themodernword.com/eco/index.html) au royaume des lettres et des best-sellers mondiaux.
Fusion de la littérature et de l’histoire, de l’élitisme des uns et de la grande consommation de tous, mixte de philosophie, de théologie et de thriller décalé, la “Eco’s touch” est née et déposée.
L’île du jour d’avant (Grasset, 1992)
Après Le pendule de Foucault (LGF — Le Livre de Poche, 1992), deuxième oeuvre littéraire qui déçoit une bonne partie des afficionados du Nom de la Rose, Eco revient à ses premières amours : un récit à la fois érudit et humoristique situé dans une période éloignée des lecteurs contemporains, ici leXVIIe siècle. La toile de fond vaut, une nouvelle fois, son pesant de cacahuètes. En juillet 1643, un jeune noble italien, Roberto de la Grive, échappe par le plus grand des hasards à la noyade pendant le naufrage d’un navire espion affrété par Mazarin. Ballotté par les flots du Pacifique, le morceau de bois auquel il est parvenu à s’accrocher le mène au large des Fidji jusqu’à une goélette déserte, La Daphné. À l’intérieur de laquelle il découvre à sa grande stupeur un luxuriant jardin, d’extraordinaires machines, une oisellerie, des horloges, télescopes et astrolabes en pagaille.
Last but not the least, Roberto découvre à bord du vaisseau, que nargue une île énigmatique et inaccessible, Caspar Wanderdrossel, un vieux jésuite aussi érudit qu’édenté, dont les compagnons ont été victimes d’anthropophages. Devenu alors le mentor de Roberto, Caspar, arrivé ici pour découvrir sur le 180e méridien, soit le secret des longitudes, l’initie aux mystères de l’astronomie et à la mathématique céleste. Au-delà de ce méridien, le temps s’inverse et les dates reculent. Les deux hommes vont donc mettre tout en oeuvre pour atteindre “l’île du jour d’avant”…
La presse qualifie L’île du jour d’avant du “plus baroque” des romans du Maître. Et pour cause : le romancier en rajoute une couche en imaginant dans la dernière partie du texte que Roberto, demeuré finalement seul à bord de la Daphné, lui prend sa plume pour écrire le roman qu’on est en train de lire et affronter des énigmes éternelles ! Problème : déjà chahuté par un verbiage cultivant les termes obsolètes et archaïques, dont le sens n’est même plus fixé dans les dictionnaires, Eco en fait trop, mêle sous prétexte d’un final en feu d’artifice des digressions sur l’art d’écrire, l’amour, les affres de la jalousie mais aussi sur les vertiges et les paradoxes du temps, et nombre d’autres utopies. Si les experts suivent ou font semblant, certains lecteurs y perdent le peu de latin qu’il leur restait.
Le pastiche ne fonctionne plus vraiment, par force d’accumulation, et la renommée du sire Eco, si elle continue de briller au firmament universitaire et à celui des journalistes qui ne lisent pas les livres de plus de 250 pages, prend un coup dans l’aile. Grisé par le succès déjà annoncé, la plume de celui qui est aussi professeur au Collège de France sentirait-elle le pétard mouillé ? Ce qui est passé haut la main avec Le nom de la Rose, de justesse avec Le Pendule de Foucault, vient de casser sur les rivages de L’île du jour d’avant.
Baudolino (Grasset, 2002)
C’est dire l’importance attachée par les lecteurs de la première heure au récit suivant du philosophe-sémioticien-romancier, Baudolino (Grasset, 2002). Or, le roman commence plutôt mal. Une vingtaine de pages, indigeste sabir à base d’italien de dessous les fagots, de bas latin, de vieux français, d’allemand et de provençal semble n’avoir d’autre fonction que de décourager le lecteur d’emblée et de l’inviter à attendre la page 150 pour s’installer enfin dans l’histoire. Eco qui avait ouvert Le Pendule de Foucaultavec une illisible demi-page en hébreu, et qui n’est pas sans savoir l’impact “tendance” des mots latins dont était émaillé, au dam de son éditeur français, Le nom de la Rose, persiste et signe. Baudolino sera la sublimation des romans précédents en matière de jeu sur les langues.
C’est dans une Constantinople ravagée que le polyglotte Baudolino raconte l’interminable histoire de sa vie au seigneur Nicétas Khoniatès dont il vient de sauver la vie dans Sainte-Sophie. Enfant d’une contrée italienne miséreuse perdue dans la brume, entre Milan et Pavie, Baudolino est un fieffé coquin que Frédéric Barberousse, l’empereur d’Allemagne traversant l’Italie lors d’une de ses campagnes, a adopté pour son sens de l’affabulation. Élevé dans le giron de l’empereur, le mécréant qui ment comme il respire recevra une instruction de lettré (avec passage obligé pendant dix ans par Paris) avant de devenir le confident puis le bras droit de Frédéric. Une existence hors du commun qui amène l’originaire de la Frascheta piémontaise à aller au bout du monde, puisqu’il n’aura bientôt qu’un double objectif : remonter la piste de l’assassin de son père, qui n’est pas mort noyé comme on le croit à tort, et trouver le royaume du Prêtre Jean, mythe de paradis pacifique et surabondant — où se trouverait le Graal — aux confins de la Terre, quelque part vers les Indes, dont on rebat les oreilles du gamin depuis qu’il sait lire.
Une fable que, pour les besoins de l’Histoire et de la gloire de son père adoptif (ce qui est la même chose ici), il devra rendre vérace en écrivant lui-même la lettre dudit prêtre qui va provoquer rien moins que la troisième croisade — à laquelle participera évidemment Barberousse — et inciter Marco Polo à faire route vers l’Asie…
Par un renversement qui est le lot de nos civilisations et de la nature de l’Homme, le faux que produit de toutes pièces Baudolino avec ses amis “étudiants” de diverses origines et consommateurs de haschich va se transmuer en une utopie dont il deviendra, par principe, impossible de vérifier les fondements, ancrée qu’elle sera dans l’imaginaire de ceux qui s’en empareront pour la consolider de leur propre interprétation. Formée qu’elle sera des grandes mythologies de l’imaginaire médiéval que sont la légende du Graal, le mythe des Rois mages ou encore l’histoire du Saint-Suaire. Autant de reliques que Baudolino, argonaute de la “fabula”, ira chercher jusque dans le monde oriental, rencontrant au passage un bestiaire composé de licornes, de satyres, de monstres et autres volatiles vraiment disproportionnés.
Voilà comment le conseiller du prince produit une invention qui le dépasse et ne va bientôt plus lui permettre de séparer la fiction de la réalité. Une vision de l’histoire, pour ne pas employer le terme philosophique plus connoté de “weltanschauung”, “vision du monde”, d’autant plus réaliste dans ces pages enfiévrées et drolatiques — car Baudolino est un Salomon faussaire à l’humour décapant — qu’elle prend racine du côté des gens de “bons sens” : ces paysans et soldats qui ne jugent des choses qu’à leur mesure, et non pas ces prélats ou ces lettrés — tels qu’on les rencontrait, est-ce ruse de la “fortuna” ? ou clin d’oeil ouroubotique dans Le nom de la Rose (de Ourouboros, “serpent qui se mord la queue”, dixit U. Eco dans un entretien accordé au Magazine Littéraire dans les années 80.)— qui délivrent une lecture unilatérale des choses du monde.
Nous voilà rassurés : ce roman, qui est celui d’un faiseur d’histoire (par quoi l’on peut bien entendre à la fois son auteur et son personnage, Eco et Baudolino, tous deux nés dans le Piémont), est la preuve flagrante que l’érudition d’Umberto est plus vive, plus vivace que jamais. On est d’autant plus chagrin d’achopper alors sur la dizaine de coquilles essaimées dans la première moitié de l’ouvrage, qui mériteraient bien que le héros éponyme, habile gratteur de manuscrit, les raturât.
N’importe, Baudolino confirme par la multiplicité des grilles analytiques qui peuvent lui être appliquées le talent d’un conteur hors pair. Le génie, également, d’un “honnête homme” qui n’en a pas fini de jouer avec l’Histoire, et qui, de l’esprit de sérieux sans mise en forme ludique ou phantasmatique, se lave les mains. Ecce Eco.
frederic grolleau
Numéro zéro (Grasset, 2015)
Colonna se réveille et l’eau ne coule pas au robinet. Même la douche, qui fuyait depuis des semaines, ne goutte plus. Il est certain de n’avoir rien fait car il ne sait pas où se trouve le système d’arrêt. Il pense, alors, qu’on s’est introduit chez lui pour l’espionner. Est-ce en lien avec son travail au journal, l’histoire de Braggadocio ? Il revient sur son passé, sur les événements des derniers mois.
Colonna, un perdant compulsif, est un galérien de l’écriture et de l’édition. Tour à tour traducteur, écrivaillon, correcteur d’épreuves…, il vivote, ne construisant ni vie familiale ni vie professionnelle. Il a la cinquantaine quand on lui propose un contrat mirobolant : rédiger, comme nègre car il a un réel talent d’écrivain, les mémoires du rédacteur en chef d’un quotidien qui ne sortira jamais, en mettant le rôle de celui-ci en valeur. Il sera grassement payé. Ils se retrouvent six à travailler à des numéros Zéro d’un journal qui s’appellerait Domani, destiné à dire toute la vérité sur des scandales, des affaires scabreuses mêlant le monde financier, politique et économique. Colonna raconte alors les réunions de rédaction où il joue le rôle d’assistant de direction, ses entretiens avec Braggadocio, qui le guide dans le vieux Milan, et qui lui dévoile peu à peu une étonnante affaire. Ce dernier compile des éléments d’un énorme complot qui trouve ses racines dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, et qui perdure encore aujourd’hui, influençant la vie politique de l’Italie en cette année 1992.
Umberto Eco a toujours montré un goût certain pour le complot, pour les imbrications qu’il suppose et qu’il implique. La conjuration était présente, mais confinée entre les murs d’un monastère, dans Le Nom de la rose. Elle a pris une dimension internationale dans Le Cimetière de Prague. Dans le présent roman, le complot, appelé aussi calomnie orchestrée par l’auteur, est débusqué par un obscur journaliste, employé dans un quotidien qui n’existe pas, qui n’existera sans doute jamais, si le commanditaire obtient ce qu’il veut, à savoir, son entrée et son acceptation dans des milieux qui lui sont actuellement fermés.
Umberto Eco entremêle alors la progression du journaliste dans la connaissance des rouages de ce complot et les mécanismes d’élaboration d’un quotidien. Il raconte l’esprit qui anime la rédaction selon les opinions et les idées que se font les rédacteurs de leur public et de la ligne directrice que souhaite donner le commanditaire. À travers différentes scénettes, différentes séquences, il expose la manière de concevoir et de rédiger des articles conformes, non à une éthique, mais à l’idée que les “journalistes” se font du public, selon les intérêts et besoins du propriétaire.
L’ auteur détaille, ainsi, l’art du lieu commun tel l’œil du cyclone, le lac de sang… Il montre l’artifice du démenti et la façon d’enfoncer, par des sous-entendus hypocrites, celui qui se défend. Il montre comment on fait l’information en séparant de manière astucieuse les faits et les opinions, en assemblant des nouvelles pour constituer, aux yeux des lecteurs, des faits de société : il faut que les définitions des mots-croisés soient à la portée du public, tout comme l’horoscope… Bref, ainsi que l’assène le rédacteur en chef : “Ce ne sont pas les informations qui font le journal, mais le journal qui fait l’information.“
Le romancier italien pare ces tableaux d’un humour badin pour les arguments employés afin de justifier leurs positions et d’un humour grinçant, amer, noir face à de telles opinions. Il pousse certaines démonstrations jusqu’à la caricature pour mieux illustrer une triste réalité. Car ce qu’il dépeint, c’est la presse d’aujourd’hui. S’appuyant sur celle de l’Italie, il montre l’image de rédactions identiques dans la quasi-totalité du reste du monde, avec des degrés différents dans la censure et l’autocensure. Il décrit une presse inféodée aux annonceurs, aux propriétaires dont la seule ligne éditoriale est celle de leurs intérêts. Il n’est donc pas étonnant que ce roman ait reçu un accueil mitigé, réservé de la part de nombreux médias
Avec Numéro zéro, Umberto Eco peint une image bouffonne du milieu journalistique, de ceux qui se complaisent dans ces théories de complot, avec une galerie ramassée de personnages, tous plus intéressants les uns que les autres. Une réussite !
serge perraud