Rencontre dans un bar du Xe arrondissement entre Frédéric Grolleau et Philippe Jaenada. Où quand les souvenirs ont la vie dure !
Le Littéraire : Dans ton nouveau roman, Vie et mort de la jeune fille blonde (Rentrée 04), tout commence dans une fête, autour d’un repas festif un peu déjanté du XIVe arrondissement, et finit plus tristement : est-ce que cela veut dire que, de manière générale, la fête, telle que tu la perçois, est toujours la dérive personnelle de celui qui n’est pas bien avec lui-même et qui se noie dans le faux bonheur des autres ?
Philippe Jaenada :
C’est exactement cela. Je voulais par cette longue scène dans le livre installer une sorte de malaise entre des gens censés se voir régulièrement, bien s’aimer et rigoler ensemble. Ce malaise qui survient quand on n’a pas de problèmes — et qui devient LE problème. Le genre de fête qu’on trouve amusantes à 20 ans et dont on se lasse lorsqu’on a 40 balais comme c’est mon cas…
Que cherche-t-on alors dans la “fête”, si ce n’est pas le contact avec autrui : la fuite du temps ?
La volonté d’essayer de remplir le temps, plus précisément. La condition, qui est la mienne, d’une vie où on n’est pas accaparé par un travail prenant, a pour conséquence que les journées sont fort longues, tout comme les soirées. Plus on est privilégié, moins on a de choses à faire ! L’histoire du livre vient de moi : il m’est arrivé cela il y a longtemps, quand j’avais 25 ans, le maître de maison organisant un dîner a parlé de sa fille qui n’allait pas bien et je me suis dit que c’était la fille que j’avais connue lorsque j’avais 13 ans. Sur le coup cela m’a juste paru une coïncidence amusante et puis cela m’est revenu — parce que cette histoire correspondait à l’état d’esprit où je me trouve ? alors que, en mal de récit, je traversais un passage un peu trouble lié au fait que j’ai désormais la “quarantaine”, et que je remets nombre de choses en questions.
Dans cette scène que tu évoques, je souhaitais retranscrire cette notion de vide, cette superposition petit à petit du consternant sur l’amusant face à ces gens qui se balancent des baffes avant de manger pour avoir l’illusion d’être des marginaux qui s’amusent… Le narrateur que je mets en place est, lui, le véritable marginal ; posé là comme un fantôme, qui n’intervient pas et ne pose ni regard critique ni jugement sur ce qu’il voit. Il est à la fois dans les marges de l’espace et du temps, puisqu’il vit 20 ans en arrière, à la recherche de la jeune fille blonde de son souvenir. Et je voulais que ce mélange soit à la fois joyeux, réconfortant et triste.
Comment qualifies-tu ton travail romanesque ? de la bio-fiction ?
C’est le cinquième livre où je puise dans mon vécu pour parler de moi qui vis des choses que je n’ai pas forcément vécues. Soit que je les ai vécues à une autre époque que celle que j’illustre ici, soit que ces histoires soient arrivées à d’autres personnes dans mon entourage et que je m’en inspire librement (c’est le cas de l’accident de voiture que je prête à Eudeline alors que cela m’est arrivé ou de l’épisode de l’inconnu entrant dans la chambre d’hôtel à New York qui est en fait arrivé à Yves Berger). Mes personnages sont toujours en bute à des situations incompréhensibles et contre lesquelles ils ne peuvent pas grand chose sinon les observer avec une certaine stupeur consternée.
C’est d’ailleurs pour cela que j’aime faire un peu n’importe quoi quand ma femme et mon fils sont en vacances : cela me donne des choses à raconter, de la matière vive où puiser parce que sinon ma vie, c’est ramener mon fils de l’école, aller au parc, rentrer à la maison, regarder la télé !
Le problème du narrateur du livre, qui est Philippe Jaenada, c’est qu’il n’a pas de problème (il doit quasiment s’en inventer un avec ses souvenirs pour se sentir exister), et toi ton problème, c’est justement d’avoir choisi cette vie que tu mènes et dont tu ” vis ” (à tous les sens du terme) ?
Oui, j’y pense tout le temps : mon existence m’apparaît bien monotone mais nul ne m’y a forcé, bien au contraire. Je suis le prototype même du vieux garçon qui pendant 20 ans n’a jamais passé plus d’une nuit avec la même fille dans son lit et qui rencontre sa femme à 35 ans. C’est d’ailleurs la jeune femme blonde bizarre et lointaine qui apparaît dans la soirée dont nous parlons, au début de Vie et mort… Ce n’est pas un hasard si le narrateur se dit à la fin du roman qu’il ne retrouvera pas le passé et que la jeune fille blonde des champs va être remplacée par celle de la soirée — ce qui est un peu ce que j’ai fait dans ma vie. Avec bonheur. Si, si.
Est-ce que cela veut dire que les gens ne doivent pas chercher midi à quatorze heures et apprendre à ne pas voir plus loin que le bout de leur nez, ce qui est un tantinet moralisateur, non ?
Mais oui, j’ai une certaine morale ! Je voulais écrire un livre sur l’incroyable force et beauté des souvenirs : à mes yeux, le bien le plus précieux dont je dispose, ce sont les choses que j’ai vécues, autant d’éléments immatériels mais indestructibles en même temps. Ecrire ne sert à rien d’autre que faire sortir des choses enfouies en soi, pour les rendre tangibles et durables. Ce qui ne signifie pas que je sois nostalgique pour autant. Loin de là, même. Simplement, sans ces souvenirs à cultiver je ne vois pas quel sens conférer à la vie, même s’il est vrai qu’avoir un enfant modifie considérablement cette vision pessimiste, ou du moins douloureuse, de l’existence.
Le danger n’est-il pas alors pour toi de transformer en souvenirs des choses qui n’en sont pas, de devenir ainsi une sorte de vampire du réel qui t’entoure ?
Bien vu, mais il y a là aussi une possibilité de création. Inventer, c’est parfois encore mieux ! Souvent, une fois que j’ai (ré)écrit mes souvenirs, ou d’ailleurs ceux des autres, je ne sais plus où est ” la ” vérité : une fois que j’ai reconstitué la scène et que je l’ai exprimée, sortie de moi, la vérité c’est ce qui est écrit. Donc, plus le temps passe, plus j’écris de livres et plus j’ai des souvenirs faux ! Mon premier roman raconte par exemple l’histoire d’un mec qui se fait mettre en garde à vue 48 heures d’affilée pour avoir voulu aider un petit vieux monsieur agressé par un grand jeune qui l’accuse ensuite de l’avoir attaqué (histoire qui m’est arrivée en vrai !). J’ai écrit plus de 100 pages sur ce noyau que j’ai complété pour en faire un roman, mais je ne sais plus au juste maintenant où est la vérité à ce sujet.
Cela dit, est-ce si important de savoir si le souvenir que j’en garde aujourd’hui est le bon ou pas, celui de la “vraie vie” ou celui que j’ai écrit ? Non, le principal c’est de le garder, et de pouvoir de temps en temps le… regarder.
Concernant ton écriture, comment travailles– tu ? tu utilises beaucoup l’humour et le décalage marqués dans le texte par de nombreuses et envahissantes parenthèses…
En fait, écrire représente pour moi le contraire d’un travail. Je veux dire en ce qui concerne le style, parce que mon travail d’écriture en lui-même, c’est une vraie corvée, un long chemin pénible. Mais pour que le roman soit fidèle à ce que j’ai à l’intérieur, il faut que j’écrive “naturellement”. C’est mon 5e livre avec beaucoup de parenthèses et je commence à être embêté par cette ” marque de fabrique ” qu’on me reproche parfois. Pourtant, c’est ma façon de raconter les choses, naturelle, c’est moi.
Il faut savoir que, très longtemps, je suis resté sans téléphone, comme coupé du monde ; je suis même allé jusqu’à m’enfermer pendant un an, en 1989, dans mon appartement sans adresser la parole à quiconque, sur le modèle de la jeune femme qui s’était cloîtrée dans une grotte pendant plusieurs mois. Quand je suis sorti de cette expérience j’ai décidé d’aller dîner avec ma meilleure amie dans un restau pris au hasard dans un quartier paumé du XIXe, et c’est là où la réalité est souvent pire que la fiction : garée dans une voiture devant ce restaurant la jeune femme en question, qui avait fait cette retraite dans une grotte, s’est suicidée.
C’est après cela que je me suis mis à écrire. C’était une période ou j’écrivais quarante pages de courrier par jour, à des amis, sans me soucier du style, sans structure aucune, avec des parenthèses partout parce que je notais tout ce qui me venait à l’esprit à l’instant, que je séparais du reste avec des parenthèses. J’ai voulu les supprimer ensuite parce il me semblait que ce n’était pas très littéraire, mais en relisant les nouvelles très académiques et pesantes que j’écrivais pour “débuter en littérature”, j’ai compris que la parenthèse était ma manière de décrire mon rapport au monde et que je ne pouvais pas m’en passer, sous peine de donner dans l’artificiel.
Or quoi de plus ridicule que d’écrire, de se donner ce mal, si c’est pour produire quelque chose qui ne nous ressemble pas, pour passer à côté ? C’est donc, tant pis pour les puristes, en recourant à ce procédé que je demeure fidèle à ce que je suis. J’écris sinon très lentement, toutes les nuits, et je ne reviens pas, ou peu, sur ce que j’ai mis en place. J’essaie, comme cela, de donner en moyenne un roman tous les deux ans, en laissant s’écouler une année sans écrire entre chaque manuscrit achevé.
Dans cette année sabbatique que tu t’accordes entre deux romans, lis-tu beaucoup, vas-tu au cinéma ?
Je ne regarde pas beaucoup de films, je n’aime pas particulièrement le cinéma. Je lis, raisonnablement, mais pas comme Beigbeder, ou d’autres gloutons, qui s’envoient parfois un livre par jour. Je suis trop fainéant, j’aime trop traîner, me laisser faire. Je m’intéresse aux romans mais pas aux essais ni à la presse. J’ai lu beaucoup de classiques pendant une longue période et j’essaie maintenant de combler mon retard en matière d’auteurs contemporains (étant entendu que j’en rencontre beaucoup dans les soirées et les salons littéraires, ce qui me pousse à les lire, pour savoir comment ils s’expriment, ou parce que les personnes qu’ils sont m’intéressent). J’aime Serge Joncour, Virginie Despentes par exemple, j’adore aussi Nicolas Rey même si je crois que ses livres ne sont pas encore à la hauteur de ce qu’il est…
J’aime les histoires à la Bukowski (dédiées à ces mecs à qui il arrive en permanence presque rien, c’est-à-dire presque tout) parce que j’ai un penchant naturel pour les choses quotidiennes et ordinaires, racontées si possible avec talent. Génie, en ce qui concerne Bukowski.
Finalement ton roman est empreint d’un fort pessimisme mais celui-ci est compensé par un humour noir assez ravageur, autant dire une forme de détachement par rapport à ce que tu mets en exergue ?
Prendre un pas de recul, c’est ce que je fais dans tous mes livres, et donc dans ma vie (ou plutôt dans ma vie et donc dans mes livres) permet en effet de ne plus voir les choses avec tant de noirceur, d’où le décalage sur lequel j’insiste sans cesse entre le narrateur et la situation. On dirait presque une position philosophique… Je suis un sage !
Mes romans mettent toujours en avant un type perdu dans un environnement hostile qui, à force de regarder à l’intérieur, finit par en rigoler. On sait bien que les gens vraiment drôles sont les plus désespérés.
Crédits photos : © Flore-Aël Surun / Tendance Floue / Grasset.
Philippe Jaenada, Vie et mort de la jeune fille blonde, Grasset, 2004, 285 p. — 17,00 €. Propos recueillis par frederic grolleau au Métro Bar le samedi 03 juillet 2004. |
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