Entretien avec Marc-Antoine Mathieu (Le Dessin)

Une aussi sobre que ver­ti­gi­neuse réflexion sur le lien entre des­sein, des­tin et dessin.

Avec Le Des­sin (Del­court, 2001), sobre réflexion sur le lien entre des­sein, des­tin et des­sin, Marc-Antoine Mathieu délivre une fois n’est pas cou­tume une mise en abyme invi­tant à tra­ver­ser le miroir des appa­rences. Retour avec le père de Julius Coren­tin Acque­facques sur son nou­vel opus.

F.G : L’Origine (Del­court, 1991), pre­mier volet des aven­tures de Julius Coren­tin Acque­facques, insis­tait sur un de tes thèmes de pré­di­lec­tion : l’enfermement, la dif­fi­culté — voire l’impossibilité — à com­mu­ni­quer. En quoi ton nou­vel album, une aven­ture sup­plé­men­taire sans Julius Coren­tin Acque­facques, emprunte-t-il le même sillon ?
M-A M : LE DESSIN emprunte sans doute la même forme de sillon, mais dans un autre labour. Le des­sin est d’une fac­ture dif­fé­rente et l’histoire suit un autre registre. On pour­rait dire que c’est un quête inté­rieure qui ne dit pas son nom. Le trip­tyque qui char­pente le récit a trois visages : dessin-destin-dessein cor­res­pond au présent-passé-futur et en même temps au tri­plé l’autre-moi-l’universel. L’ensemble est à la fois plus per­son­nel et plus fan­tas­tique. Et il est vrai qu’une fois de plus, l’incommunicabilité est mise en scène. Elle est ici dra­ma­ti­sée, au sens où la dif­fi­culté à com­mu­ni­quer est à l’origine du des­tin d’Emile. Mais cette fois-ci l’incommunicabilité n’est plus un fait inexo­rable : elle trouve sa solution.

Cela veut-il dire que le des­sin, par exemple, est un lan­gage qui n’a pas besoin des mots ? Un lan­gage que l’on peut dépas­ser ou contour­ner par le biais de l’ordinateur ?
Oui, c’est un autre lan­gage, comme la musique par exemple. Un des­sin, une pein­ture, une mélo­pée nous amènent des sen­sa­tions, des impres­sions qui sont d’un autre ordre que celles que nous apportent un texte. C’est pour cela que le des­sin, au-delà des moyens clas­siques (plume, pin­ceau, encre) n’est pas incom­pa­tible avec la tech­no­lo­gie de l’ordinateur, qui m’a d’ailleurs été fort utile dans Le Des­sin pour réa­li­ser des ana­mor­phoses et col­lages complexes.

Tes héros doivent tou­jours s’accomplir au-delà d’eux-mêmes au tra­vers d’une quête pro­mé­théenne. Pour­quoi ce choix d’ un dépas­se­ment qui est aussi une forme de sacri­fice ?
Ce n’est pas un choix. C’est quelque chose que je ne contrôle pas. Il m’est donc dif­fi­cile de l’analyser, sauf à dire qu’il est tou­jours plus exci­tant de ten­ter d’éclairer l’inexplicable que d’expliquer l’explicable : c’est là la véri­table beauté du Mys­tère. Par ailleurs, il me vient une phrase de Pierre Sou­lages : c’est ce que je trouve qui me montre ce que je cherche

Le Pro­ces­sus (Del­court, 1993) déli­vrait la pre­mière spi­rale en volume de l’histoire de la bande des­si­née. Il semble que ton nou­vel album, qui fonc­tionne comme un vaste pied de nez à la “fata­lité”, à ce qu’on défi­nit comme l’ordre immuable et arrêté des choses, déve­loppe de nou­veau l’idée que toute fin est infi­nie. Et que l’individu ne finit vrai­ment jamais de vivre (et/ou de mou­rir ?) dès lors qu’il sait s’abandonner à l’Art. Ici en l’occurrence, à la richesse pris­ma­tique d’un des­sin légué par Edouard à Emile son alter ego. Pour­quoi avoir choisi de trai­ter le thème du “sens de l’art”, “du mys­tère et de l’énigme” revi­si­tés par les caté­go­ries esthé­tiques ? 
Le véri­table thème du DESSIN est l’amitié et sa dua­lité présence/absence. Cette dua­lité se retrouve dans les rap­ports qu’entretiennent la réa­lité (le des­tin d’Emile) et sa repré­sen­ta­tion (l’art).

L’art n’a donc de sens selon toi qu’à être le décalque d’une réa­lité qui lui est pré­exis­tante ?
Non, le champ de l’Art est bien évi­dem­ment plus large que la simple repré­sen­ta­tion. Dans le cas de notre his­toire, il s’agit d’une repré­sen­ta­tion figu­ra­tive, mais il aurait pu en être autre­ment. Pour en reve­nir à la dua­lité dont je par­lais plus haut, je vou­lais dire que la pré­sence (Edouard encore vivant) était liée à la réa­lité et que l’absence (Edouard dis­paru) était liée à la repré­sen­ta­tion, c’est-à-dire une dés­in­car­na­tion de cette réa­lité. Le mys­tère est en toile de fond car il est sans doute à la source de l’amitié d’Edouard et d’Emile. Le mys­tère et l’art sont inti­me­ment liés ; l’art, c’est en quelque sorte la ges­tion du Mystère.

Une ges­tion de quel ordre : ration­nelle ou para­nor­male ? 
Ou nor­male ou irra­tion­nelle ? Cela dépend sans doute des indi­vi­dus et des cultures. J’employais le terme de ges­tion au sens très large : appré­hen­sion, atti­tude à l’égard de… L’art est une ges­tion pos­sible du Mys­tère, mais la reli­gion en est une autre, qui du point de vue de l’histoire de l’humanité, est tout aussi valable… L’art et la reli­gion sont des ponts qui ont per­mis à l’homme (cet “ani­mal déna­turé”) de com­bler la faille pro­duite par sa sépa­ra­tion d’avec la nature.

Le pos­tu­lat d’Edouard étant que “l’art ne sert qu’à rendre la vie plus inté­res­sante que l’art”, le risque n’est-il pas cepen­dant qu’Emile, emporté dans sa chasse au sou­ve­nir à tra­vers l’étude du des­sin infini que lui trans­met Edouard, soit happé dans une dimen­sion vir­tuelle n’ayant plus aucun rap­port avec le réel ? 
C’est en effet ce qui se passe : Emile com­mence par frag­men­ter le des­sin, par l’“exploser”. Plu­tôt que de poser un regard, il ana­lyse et il repro­duit, d’où l’échec. L’essentiel est dans le Regard.

En quel sens entends-tu ce mot ? On a l’impression que tes héros sont sou­vent des bigleux plus clair­voyants que les autres : confères-tu à la vue une pré­émi­nence sur tous les autre sens ? Au nom de quoi un tel pri­mat ?
Le terme de regard est à entendre au sens de : la vue char­gée de sens. La nuance est impor­tante, car aujourd’hui notre envi­ron­ne­ment est saturé de visuels, et l’image a de plus en plus de dif­fi­cul­tés à trou­ver sa place.

Pour­tant, la vue est aussi un sens qui peut nous abu­ser, non ? L’illusion, n’est ce-pas avant tout une ques­tion d’optique ? 
Oui, mais la vue, même abu­sée est uni­la­té­rale, elle n’est qu’un sens alors que le regard a du sens : il est en quelque sorte une réponse à l’image. Le regard com­mu­nique avec l’image. C’est ce qui fait de nous des corps sen­sibles. Les “visuels” nous traitent plus comme des consommateurs.

Cette mise en abîme de l’oeuvre d’art n’est-elle pas en même temps la porte ouverte à une concep­tion cari­ca­tu­rale du tra­vail de l’artiste comme coupé du monde des vivants, pla­nant dans un éther sans contraintes bien éloi­gné des pesan­teurs gre­vant les tra­jec­toires des pauvres mor­tels ? 
L’art ne coupe pas l’artiste du monde, mais il l’en dis­tan­cie : por­ter un regard sur le monde, c’est déjà sans doute se refu­ser de ten­ter de le voir tel qu’il est. Dans le cas d’Emile, c’est moins l’art qui l’éloigne des vivants que la recherche de l’énigme. L’art qu’il pra­tique est un art on va dire d’observation ; c’est son des­tin… Tant qu’il est dans cette pra­tique, il ne se coupe pas vrai­ment du monde. C’est lorsqu’il rejoint l’énigme qu’il se coupe du pré­sent : il retrouve le visage oublié, et en même temps il rejoint l’universel.

Etre artiste, est-ce tou­jours être conscient qu’on l’est ? 
Non. C’est un état. Beau­coup de gens ignorent qu’ils sont des artistes.

Qu’est-ce donc qui les révèle à eux-mêmes dans ce cas ? 
Peut-être n’ont-ils pas besoin d’être révé­lés à eux-mêmes. Dans ce cas, il vivent, tout sim­ple­ment : c’est ce qui fait peut-être leur dif­fé­rence avec ceux qui se disent, se révèlent ou se pré­tendent artistes.

Dans la cave débor­dante d’oeuvres d’art de feu Edouard, qui fait pen­ser à la cave des frères Loi­seau dans Le secret de la Licorne ou à la salle aux tré­sors de Citi­zen Kane, Emile passe devant le fétiche (à l’oreille cas­sée ?) cher à Hergé : faut-il y voir une allu­sion au “féti­chisme” artis­tique, cet art de la feinte et de la tru­que­rie dénoncé par Borges ?
Non. C’est juste un petit clin d’oeil.

Un clin d’oeil, si je reprends ce que tu as dit de la vue tout à l’heure, c’est quelque chose qui fait sens. Que vises-tu ici ?
Peut-être un décloi­son­nage entre tous les “arts” ? La cave a quelque chose d’universel : il y a même une planche de bande des­si­née dans un coin, si on regarde bien. La cave, c’est le regard de l’humanité posé sur le monde, au-delà du temps et des frontières.

L’énigme du DESSIN est qu’il contient une foule d’infimes détails visibles uni­que­ment au compte-fils gros­sis­sant. Chaque détail est un micro­cosme conte­nant un macro­cosme, qui contient un micro­cosme qui… Bref, un inépui­sable condensé d’ imago mundi. Dans Mémoire morte, il était pos­tulé que sans lan­gage il n’y avait pas de réa­lité et qu’on ne sor­tait du regres­sus ad infi­ni­tum que par un sur­saut de la conscience. Veux-tu dire aujourd’hui que l’art est ce lan­gage, qui n’utilise pas for­cé­ment des mots, pour nous rendre acces­sible la réa­lité authen­tique, la strate ultime de toutes choses, du sens et de l’être ? 
Je ne pense pas que l’art soit LE lan­gage ultime. Dans Mémoire morte, l’idée déve­lop­pée était que dans un monde où la com­mu­ni­ca­tion atteint une vitesse telle qu’elle devient de l’information en temps réel, il fal­lait retrou­ver de nou­velles bases pour domp­ter cette muta­tion, et que ces nou­velles bases devaient se trou­ver d’abord en cha­cun de nous. Ainsi, l’art n’est pas là pour nous révé­ler LA réa­lité authen­tique, mais notre vérité indi­vi­duelle. Ensuite on peut communiquer.

Le risque n’est-il pas alors que dans le pas­sage du sin­gu­lier au géné­ral, du par­ti­cu­lier à l’universel, on perde ce qu’on avait trouvé au terme de la recherche, tom­bant dans une sorte d’ineffable ? En quoi une telle démarche est-elle sus­cep­tible d’intéresser le Japon, pays du manga où l’album sort en pre­mier, plu­tôt que la France ? 
C’est là toute la dif­fi­culté de la pra­tique artis­tique : cher­cher le bon axe, le trou­ver, le gar­der, par­fois savoir le perdre pour mieux le retrou­ver… de manière à le com­mu­ni­quer au mieux. Sans doute que le Japon, ce pays où l’individu en tant que tel compte si peu, est-il plus que tout autre culture sen­sible à cette recherche, cette quête individuelle.

Quelle est selon toi la dif­fé­rence fon­da­men­tale entre la BD euro­péenne et la BD japo­naise ? Qu’est-ce qui fait qu’un Japo­nais peut trou­ver plai­sir ou inté­rêt à lire tes albums par exemple ?
Je ne connais pas bien le pay­sage des man­gas de ces 10 der­nières années, mais d’après ce que j’en connais, la plu­part des man­gas japo­nais sont le résul­tat d’un tra­vail de stu­dio où tout est pensé pour le maxi­mum d’efficacité en un mini­mum de temps : ce sont pour beau­coup des objets de consom­ma­tion, qui répondent de manière ter­ri­ble­ment effi­cace à un besoin popu­laire très fort et très varié. Une par­tie de la bande des­si­née euro­péenne a aussi cette fonc­tion, mais la forme est dif­fé­rente : ici on cultive la notion d’auteur. Au Japon, Schui­ten et Pee­ters sont dans les rayons “Livres d’art”.

   
 

Pro­pos recueillis par fre­de­ric grol­leau le 05 novembre 2001.

 
     
 

Leave a Comment

Filed under Bande dessinée, Entretiens

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>