Abîmes et abysses d’Alessandro Mercuri
Le dossier Alvin débute par une suite de notes au sujet d’une entreprise de déstabilisation : elle va se démultiplier jusqu’au cosmos. Tout débute en 1963 lors de la projection inaugurale du Docteur Folamour de Stanley Kubrick. Le générique n’est même pas encore achevé qu’un coup de fil interrompt le projectionniste. Il arrête le film car un évènement tragique vient d’arriver : à Dallas Kennedy est abattu. Soudain, la mythologie moderne et l’histoire s’engrosse d’un chaînon imprévu. Le héros du livre « s’embarque « dans des péripéties intempestives que Mercuri justifie dans le « pitch » de son livre : la découverte d’un crabe poilu au fond de l’océan et du submersible qui plongea si profondément pour l’y découvrir et qui est le héros du livre. En effet et contre toute attente, ce dernier — Alvin – alias Alvin DSV-2 — est un submersible de la U.S. Navy. L’engin a effectué près de 5000 plongées sous-marines.
Le lecteur croisera ce fameux poisson mais l’intérêt n’est déjà plus là. A partir de la mort de l’empereur des USA (et donc du monde) surgit une histoire de bikini et de bombe larguée proche de l’Espagne de manière accidentelle. Elle n’a pas explosé mais la Guerre Froide battant son plein, le « héros » dit la retrouver : tel est donc l’objectif – du moins l’un d’eux – du livre. Le tout dans un mixage où, aux ingrédient précités, vont se mêler des sirènes, les Village People eux-mêmes, des hippocampes, des extraterrestres (c’est le moins que Mercuri pouvait faire) mais aussi Ovide, Cervantès, Proust, Galatée, Pygmalion, un lac sous-marin, Assange et Snowden les lanceurs d’alertes et bien d’autres choses encore. L’ensemble forme une soupe cosmique dans ce qui tient de la S.F. érudite, de jeux et glissements verbaux de mots, de mélange d’historiographie et d’anecdotes. Warburg s’en délecterait et les créateurs de block-busters n’oseraient même pas en rêver.
La chimère y a bon dos : c’est pourquoi l’auteur fait quitter la terre pour les profondeurs marines : dans ce lieu les êtres oublient leur statut d’ersatz et redeviennent réels et humains. Enfin presque. Toujours est-il que le roman est une fiction d’apprentissage initiatique qui mène jusqu’à la fameuse île invisible d’Argus Island montée dans le secret et pour des recherches par l’armée américaine afin de gratter les plus obscures profondeurs. Mêlant documents historiques, paranoïa nucléaire et recherche scientifique, Le dossier Alvin « plonge » dans l’univers délirant, tragique, magique et loufoque de la fiction sous-marine. Elle permet à l’auteur des prévarications historiques où se mêlent le secret et la psyché collective. L’île devient bien plus mystérieuse que ladite dans les aventures de Tintin. A Hergé succède David Lynch au sein d’un avatar de « Lost ». Ce livre né du pays de l’ordre par excellence (puisque la Suisse bénéficie d’une telle réputation) devient – degré extrême – la fabulation de sa propre fiction : bref, la plus désopilante mais tout autant subtile mise en abyme en son mélange de délire et de vérité, d’eaux saumâtres et de marins d’eau douce. Nous n’en attendions pas tant. Dès lors que demander de plus ?
Lire notre entretien avec l’auteur
jean-paul gavard-perret
Alessandro Mercuri, Le dossier Alvin, art&fiction, coll. « RE : PACIFIC », Lausanne, 2014 , 172 p.