Il est parfois des livres qu’on rate à leur publication : ce n’est pas une raison pour les passer sous silence. Ils méritent une reconnaissance même tardive car leur force reste intemporelle. Fontaines carnivores de Nicole Hardoiuin fait partie de ces textes. Ce superbe poème suggère la force et l’impossibilité de l’amour. Et ce, loin de toute posture narcissique. Il échappe à l’aspect auto-fiction en donnant un sens général à une aventure humaine où beaucoup pourront se reconnaître. Tout est « dit » par la puissance allusive, coupante de la poésie sculptrice de sens. Nicole Hardouin y rappelle ce que Bernard Noël évoquait : « Le corps n’a pas lieu tout le temps ». Il faut entendre par ce mot chez la poétesse non seulement la chair mais ce qui la façonne d’âme, de cœur, de conscience et d’inconscient. Ce dernier joue des tours : il empêche la perspective d’atteindre toute échéance.
La seule suite « logique » de l’amour reste son arrêt et l’inaccomplissement son verdict. Non par manque de sentiment ou parce qu’un des partenaires irait voir ailleurs. Ce serait trop « facile ». Mais « simplement » parce que sa progression est forcément entravée : « Monsieur, aujourd’hui je vous ignore, enfin j’essaie ! / Je pose une à une les épingles sur la table basse » écrit celle dont le « je » est entravé au non d’un traumatisme d’enfance, d’une injonction première : « Dès l’origine le socle s’est figuré, pourquoi aurions-nous résisté ? ». Pas besoin d’entrer plus à fond dans les détails. La chambre se referme sur la solitude car celle de la mémoire conserve la neige. Elle en entretient les cristaux si bien que « les oiseaux ont des ailes de glace ». Ils ne peuvent faire autrement, passer outre la règle première pour autrement vivre.
L’impossible de l’amour reste la seule clé car l’identité de certains êtres est si fissurée que toute union ne peut être que caressée, lointaine, inaccessible. Nicole Hardouin illustre ainsi parfaitement la phrase de l’empêchement telle que la scella Michaux : « Au commencement la répétition ». La coïncidence espérée restera toujours défaite. Tout Eden est de cendres. Tout se passe comme si l’être ne pouvait se vivre et n’exister que par éclaircies ajoutées les unes aux autres sans pour autant créer un barrage à l’inéluctable de la fuite.
Reste la fragilité des jours. Le temps s’oppose à toute construction de l’amour en son pas au-delà du cerclage. Son trop brûlant — ou son trop glacé — représente l’interdit. La sensualité elle même n’y peut rien. Etant délié de lui-même dès l’expérience première, l’être ne pourra que vivre seul. Les corps accords resteront toujours une vue de l’esprit. « Demain l’absence » écrit la poétesse. Elle fut là de toujours.
jean-paul gavard-perret
Nicole Hardouin,
- Fontaines carnivores, Librairie Galerie Racine, Paris, 2012, 76 p.
– Le rire de l’ombre, L’Harmattan, Paris, 2015.