L’origine du titre renvoie à une formule de Patrick Le Lay (alors PDG de TF1) ayant soulevé un tollé en 2004 lorsque, interrogé parmi d’autres patrons dans l’ouvrage Les dirigeants face au changement (Editions du Huitième jour), il affirmait :” Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective ”business”, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (…). Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible (…). Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se banalise. ”
En s’appuyant sur des phrases chocs de ce type, le but de la collection est de faire réagir le lecteur en le confrontant à une courte mise en abyme de science-fiction sociale où l’auteur (qui écrit à quatre mains ici) pousse jusqu’à son extrémité (il faudrait plutôt dire son extrémisme) logique ce que connote la citation de départ. Nous voici donc propulsés à vitesse grand V, sans fioritures de détails descriptifs ou de portraits psychologiques – certainement la limite du texte trop arc-bouté sur le « message » essentiel qu’il entend délivrer - dans le quotidien des hommes du XXIIéme siècle. Le « cerveau » y représente la référence absolue autour de laquelle tout l’univers gravite. Des technologies sans précédent (transmetteurs émotionnels, messages infommerciaux implantés dans le cerveau etc.) permettent désormais en permanence à la publicité de frapper ses cibles, l’humanité étant ployée sous l’emprise des marques déposées et du consumérisme high tech. Dans ce monde glauque et aseptisé, divisé en plusieurs « clastes » hiérarchiques, nous suivons l’errance pseudo-contestataire d’un employé modèle, Beurberry, harcelé par un de ses amis résistants au système, Joe, qui l’invite à connaître le « bonheur pour tous »…
Clairement situé à la frontière de références telles que Matrix, Minority report, Paycheck, In Time ou Total Recall (la V2), Du temps de cerveau disponible est une dystopie qui dénonce les dégâts irréversibles causés par l’alliance techniciste d’Internet, du capitalisme sauvage, de la médecine mise au service des multinationales et atteste du peu de cerveau qui demeurerait en chacun de nous si on laissait se développer le credo de tristes sires tels que l’ancien directeur de TF1. Avec un final à la 1984 où brillerait un Soleil vert, la boucle est en quelque sorte bouclée. L’ensemble est sans conteste efficace mais la trame narrative apparaît par trop expéditive, ce qui nuit à la cohérence de la société ainsi dépeinte, les personnages étant trop peu creusés pour qu’ils se donnent comme autre chose qu’un prétexte caricatural.
Cela étant, il y a fort parier, ce qui est pour les deux auteurs une façon de remplir leur mission éditoriale, que, ce court texte refermé, vous verrez les canettes de Coca-Cola ™ avec circonspection. Peut-être le début de l’insurrection tant attendue par tous les fans de No logo ?
frederic grolleau
Emanuelle Urien & Manu Causse, Du temps de cerveau disponible, Les Editions de l’Atelier In8, Collection : “Quelqu’un m’a dit”…, 15 mars 2014, 64 p. — 8,00 €.