Abdelkader Djemaï, Le Nez sur la vitre

Quand un voyage en auto­car defie les sables du temps, Dje­maï remet à l’heure les pen­dules transgénérationnelles

C’est un court roman à l’inépuisable motif. La quête d’un père cin­quan­te­naire envers l’amour d’un fils de 25 ans qui ne répond plus à ses lettres et qui revi­site, à l’occasion d’un périple en auto­car dans le sud de la France, sa propre rela­tion avec ses parents jadis, sur fond d’une Algé­rie en pleine insur­rec­tion. A sa manière, Le Nez sur la vitre condense donc — il vau­drait mieux dire cris­tal­lise — les thèmes chers à Abdel­ka­der Dje­maï : la poé­sie du quo­ti­dien, la dif­fi­culté à com­mu­ni­quer entre les géné­ra­tions et la ten­dresse du non-dit. Le temps aussi est de la par­tie, cet ennemi invi­sible qui aiguise sa faux dans l’ombre, de même que l’art sépia de la pho­to­gra­phie qui sait fixer ce qui s’échappe sinon sous le sable de la chronologie.

Entre un père et son fils, entre un départ et une arri­vée, entre le bon­heur et le mal­heur, entre la vie et la mort, tout est une ques­tion de voyage semble dire le roman­cier, qui se plai­sait déjà dans son der­nier opus, Gare du nord, à chan­ter les ver­tus de l’immobilité des chi­ba­nis oscil­lant entre le tro­quet et la gare, sym­bole des départs avor­tés. Car le vrai écart, somme toute, est entre soi et soi-même, et c’est ce qu’expérimente le nar­ra­teur de ce récit, dont on ne connaî­tra même pas le nom, en dépit d’un final enlevé qui pré­ci­pite le voya­geur fil­de­fé­riste dans l’atrocité de l’absurde. Encore le trans­port en auto­car, lieu de tous les trans­ferts pos­sibles, du père à son fils et à son propre père, s’affirme-t-il comme le moment clef du roman où c’est la chair même de la vie ano­dine qui se trouve dis­sé­quée par l’œil-scalpel d’un Deja­mai éco­nome de grands mots mais jamais avare des infi­nis détails qui font le sel de nos jours.

Une trans­la­tion, qui est aussi trans­la­tio, que pré­cède un fur­tif épi­sode en disant fort long sur l’ambiance du roman et le style de l’auteur : avant de quit­ter son foyer au petit matin pour mon­ter dans l’autocar, le père aper­çoit sa femme en train de ” pleu­rer dis­crè­te­ment dans la cui­sine “. Voilà qui est révélé en une ligne, et l’on n’en saura pas plus, mais tout est dit. Tout Dje­maï en un cer­tain sens se trouve dans la sus­pen­sion de cette phrase où l’intuitif prend le pas sur l’ostentatoire. Le nez collé à la vitre des pages nous sui­vons à notre tour, muets sans être aveugles, cette sereine péré­gri­na­tion qui, trans­hu­mance de tout une géné­ra­tion algé­rienne avec ses us et cou­tumes, reforme la jeu­nesse pour la mieux dis­soudre dans le sou­ve­nir de ce temps où on s’éclairait au quin­quet à pétrole et où l’on cro­quait le criquet.

Peut-être y a-t-il en défi­ni­tive une sorte de poi­son sucré dans toute vitre, trans­lu­cide ou non, dans toute page, écrite ou pas, et qu’il appar­tient au conteur, Dje­maï en est un, de nous y mithridatiser.

fre­de­ric grolleau

   
 

Abdel­ka­der Dje­maï, Le Nez sur la vitre, Seuil, 2004, 79 p. — 10,00 €.

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