Il faut toujours revenir à Sade pour comprendre ce que la littérature engage. Il est devenu le Divin Marquis fascinant, révoltant (mais pas toujours), opaque, inépuisable. Pour s’en convaincre, il suffit de lire ou de relire les trois textes fondamentaux de l’auteur publié dans la Pléiade : Les 120 journées de Sodome (sommet de l’érotisme pour certains, de la pornographie pour d’autres…), Justine et La philosophie dans le boudoir. Le langage s’y répand à flots envers et contre tout, toutes et tous. Sade le révolté, le névrotique, Sade le polémiste, le moralisateur, le fornicateur, l’athée, le sophiste et le condamné laisse derrière lui (ou devant) ce discours sans mesure, cette hydre. Le Marquis a encore beaucoup à dire et à mesure qu’elle se détache de son époque l’hydre s’autonomise et permet de faire comprendre tout le sens de l’oeuvre. D’où l’importance de cette édition de trois romans où, derrière le pouvoir que certains de ses héros font peser sur d’autres, l’œuvre reste la plus fantastique machine désirante contre les pouvoirs : ceux de son temps, ceux de toujours.
Quoique communément reconnue comme faisant partie du genre romanesque, l’écriture sadienne utilise largement des procédés théâtraux. Au sein de la fiction, du jeu du théâtre, parvient à autonomiser le langage romanesque afin de convoquer physiquement le lecteur. Révéler l’homme en le poussant sur la scène revient à le transformer en un personnage de théâtre doté des caractéristiques propre à ce genre. Les personnages sadiens se présentent en effet sous forme de rôles types, de silhouettes caricaturées aisément identifiables pour le lecteur-spectateur. Bourreaux et victimes représentent les deux grands types de l’univers de l’auteur. Chez lui on est (on naît ?) dominant ou dominé, sujet ou objet — rien d’autre. Les portraits des dominants sont construits de manière à ce qu’ils paraissent — et Barthes l’a bien souligné dans Sade, Fourier, Loyola — “ réalistes” afin de traduire ce qui se passe dans toute société constituée.
C’est d’ailleurs à cause de cette approche que Caroline Warman, dans son article “ Matérialisme et Ethique ” (in “Lire Sade”), voit dans l’écriture du Marquis une mise en scène du matérialisme newtonien capable de déchirer d’autres visions politiques et morales de la société. Les corps comme les atomes obéissent à l’attraction. Ils se partagent entre matière vive, active, brute (les dominants) et soumise, passive (les victimes) qui ne cessent de se frotter, presser, heurter au sein d’une activité toute charnelle propre aussi à la pratique théâtrale.. Mais Sade théâtralise aussi l’espace où les personnages se “ découvrent ”. Clôture et invitation sensorielle — spécificités d’essence théâtrale — constituent les caractéristiques des lieux sadiens révélateurs des profondeurs de l’homme et de l’hypocrisie sociale ainsi que des façades du pouvoir. Ils matérialisent aussi les régions de l’inconscient. Et c’est pourquoi chaque décor devient un nouveau lieu mental par lequel le lecteur peu à peu se laisse investir.
jean-paul gavard-perret
Donatien Alphonse François de Sade, Justine et autres romans, éditions établies par Michel Delon et Jean Deprun, coll. La Pléiade, Gallimard, Paris, 2014