Sébastien Deschamps est philosophe, il est aussi un fils. D’un chapitre l’autre va se poser l’interrogation identitaire
En pèrerinage
L’homme qui occupe ces pages, Sébastien Deschamps, est philosophe et, en tant que tel, amené à se poser la question du sens. Mais surtout, comme tout homme sur cette terre, il est un fils. Les images du fils et du sens vont s’entrecroiser, se nieller jusqu’à établir et forer d’un chapitre l’autre l’interrogation identitaire. Le “qui suis-je ?” (à valeur philosophique mais aussi, plus largement, personnelle) trouve paradoxalement une amorce de réponse dans cette autre question : “qui est mon père ?” Ce qui entraîne le lecteur sur les traces d’un pèlerinage ou, plus précisément, d’un “pérerinage” mémoriel et chronologique, mais aussi géographique, en l’occurrence marocain.
Retour en amont : le livre s’ouvre sur l’image d’une remontée, qui est celle de la mémoire à la racine de son jaillissement : Pénible était la montée. Pour un être en demande, désaccordé, il s’agit de retrouver l’accord avec soi et les accords (D’où venait cette musique, de quels entrelacs de l’histoire, de quel panachage de cultures ?). Le souvenir va vers le père inconnu, et tente de prendre la mesure, la démesure du patrimonium (ce qui vient du père, ce que Gérard Imbert nomme poétiquement son ombre).
A mesure que Sébastien Deschamps poursuit sa carrière universitaire, qu’il franchit les étapes d’Alma Mater, un besoin de retrouver son père se fait jour (Il se sentait Père… Il se sentait redevenir Fils) qui exige, en réponse à un appel, de parcourir le pays chéri qu’est le Maroc, en se demandant ce qu’il a représenté pour celui qui compte tant. Qui est mon père ? devient Qu’a été le Maroc pour lui ?
La blancheur de Casa est comme la toile d’un film mémoriel qui met au jour le père par des lettres retrouvées, une correspondance au fil du temps. Les inserts des missives paternelles participent au rythme du livre : une mémoire, un cœur y battent en même temps qu’une ville s’y construit objectivement dans une composition sociale variée. Construire, disait le père, c’est se construire. De fait, la ville croît à une vitesse folle, futuriste. Recomposant ce décor, le fils se met dans la peau de cet autre qu’est son père, dont il se fait le légataire. C’est au fils qu’il revient d’écrire le roman du père, qu’il ne peut atteindre qu’en redevenant in-fans puis en retrouvant les mots pour les tendre au père, en s’imbibant comme une éponge de son ombre portée.
Entre aujourd’hui et hier, entre Europe et Afrique, le chemin passe forcément par Tanger, ville du Festin nu. Même croisement entre géographie et identité, à l’échelle cette fois-ci d’un peuple sans histoire, qui n’appartient pas vraiment à l’histoire de France ni à celle du Maghreb : Y a-t-il une mémoire pieds-noirs possible ? Gérard Imbert : Je n’ai pu y revenir qu’aujourd’hui que Père n’est plus là, pour un voyage de l’urgence, presque à la sauvette, dans un parcours-dérive de rôdeur qui revient sur ses pas, cherchant sans trop savoir ce qu’il va bien pouvoir trouver. Une nuit d’insomnie, le narrateur note ceci : Le grand navire est désormais insubmersible. Le passé émerge, fait fi du présent et échappe à l’engloutissement de l’oubli.
Après la ville, la Ferme, où Sébastien, Télémaque ou Hamlet, croise les fantômes du passé, semblables à ceux des photos de Clérambault, voiles dont les creux sont un condensé du passé transpersonnel. C’est à eux que le fils, renouant (sur le tard ? En fils de la vingt-cinquième heure ?) avec une continuité qu’il n’avait pas soupçonnée jusque-là, pose ses questions où entre forcément la dimension du temps : Grand araucaria du jardin délaissé, esprit tutélaire du lieu, j’aimerais me placer sous ton aile, et voir tomber tes feuilles comme celles d’un calendrier.
Ce jardin de la mémoire figure l’Eden et la maison est celle d’une propriété : des indigènes, des gnawas y vivent, un ancien enfant y revient, fouillant les entrailles et les puissances occultes (buanderie, cave) en une cérémonie proche du rituel soufi : de la même manière que les danseurs d’absolu cherchent à entrer en dialogue avec le Très-Haut, le fils cherche son père (Oh ! Père, le Très-Haut. Parle-moi, parle en moi. Descends en moi). Les paroles entre les prières pourraient s’interchanger et le La ilhala illa Allah (il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah) devenir “Il n’y a pas d’autre que le Père” jusqu’à figurer comme l’exergue invisible du récit. Au fur et à mesure des pas du fils, l’ombre du père donc, alors que vivent les sites du souvenir et que se poursuit l’interrogation aimante des lieux.
Après Casa et la Ferme, les Origines. Et Chaouen comme une nouvelle énigme, ville qui livre ses accès mais pas ses secrets. Sébastien est pris entre reconnaissance et étrangeté : Bien sûr il était l’étranger, celui venu d’une autre planète, loin de cette culture, et pourtant quelque chose de charnel le rattachait à cet univers, à ces êtres, qu’il n’arrivait pas à expliquer. Autre et même, Marocain et Arabe, lui et eux : des couples d’oppositions florifères se mettent en place.
A mesure que l’Origine personnelle et collective — ou son illusion — est rejointe, le vacillement de l’être donne, sur le noir d’une pellicule voilée, le noir profond du sommeil de l’enfant (le noir d’encre de l’oubli ?). Par ailleurs, même le kif régnant ne peut lever le voile sur l’identité d’une femme, Elle. P(ri)ère au père, réson biblique : Père, pourquoi m’avoir abandonné (abandonné à ce secret) ? Les questions brutales et rouges — l’une centrale — sont relancées : Père, que peut l’amour d’un fils face au manque du Père ? La quête d’origine se poursuit pour ce très camusien premier homme. Et, après les lettres du père, le journal du fils rythme à son tour la narration. Les choses vont vite : la légende noire, le Protectorat qui s’éloigne et l’Indépendance qui s’avance. Tout comme une élucidation se bâtit, à tout le moins, un bilan provisoire, une leçon de vie : le patrimonium était plus symbolique et spirituel que matériel.
L’excipit annonce la suite du projet : Son père avait été l’Emigrant, son fils à lui deviendrait le Nomade. Et Sébastien, dans tout cela ? Un peu les deux à la fois — entre-deux, sa vie serait un trait d’union entre ces deux figures : le Père et le Fils, une passerelle entre une histoire qui s’était perdue en route, à l’ombre du Père, et une histoire à construire, une identité à bâtir de toutes pièces, au nom du fils… Et par là tout est dit.
Prenons garde, enfin, à deux faits qui n’ont l’air de rien et précisément attirent l’attention pour cela. Dans le titre latin retenu, préféré à “Patrimoine”, ce sont les sonorités mêmes du mot homme qui sont réintroduites. De plus, le texte se clôt sur des points de suspension, annonçant un cycle à venir, l’avenir d’un passé…
Être fils est un métier, l’un des plus délicats, des plus difficiles, l’un des plus impossibles. Chacun s’en acquitte comme il peut, souvent mal. Chercher à connaître son père (c’est-à-dire à moins le méconnaître), retrouver son ombre dans l’ombre que le soleil propose de notre corps est une tâche noble. L’auteur de ce texte fort s’y livre.
pierre grouix
Gérard Imbert, Patrimonium, l’ombre du père, L’Harmattan, 2004, 281 p. — 24 €. |
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