Mirbeau, toujours magnifique et caustique, critique tout avec brio. Les 21 jours d’un neurasthénique confirment le style Mirbeau comme il y a un style Empire, le clairon, l’emphase et le tambour en moins. Mirbeau, toujours moqueur mais surtout pénétrant, s’enfonce dans la France plus que moisie de son temps qui ressemble étonnamment à la France plus que gâtée du nôtre.
Tout y passe dans cette ville d’eaux, montagneuse : les médecins, les politiques, la soldatesque, les aristocrates. Tous sont à la fois ridicules et effrayants tant ils singent la singerie avec sérieux. Ce sont des gibbons sans liane qui, ostensiblement, plongent dans la mare en contrebas comme si les seaux au-dessus des portes étaient trop sophistiqués pour ces aliborons dont Mirbeau décolle le cuir chevelu sans scalpel. Tout est bon dans le Mirbeau parce qu’il n’est ni cochon ni blaireau, c’est-à-dire que tout y est superbement glauque : les supplices, les tours en voiture, les curés ivrognes. Mirbeau cisèle un portrait des « âmelettes et des âmes de mouche ». Lorsqu’il évoque les militaires français, par exemple, il anticipe les crimes nazis. Le général Archinard a, en effet, trouvé une astuce pour dépeupler et rentabiliser l’Afrique coloniale.
Il propose de tuer les autochtones, de tanner leurs peaux et de faire de leur viande des boites de conserves bien que la peau d’ébène soit inférieure à celle des détenus. Le général s’excite devant tant de splendides projets et il fait « un geste qui cambriolait le globe » car « les âmes de patriotes sont toujours assoiffées de quelque chose ». Mirbeau devance l’humour bloyen de Céline : « rien de tel que les militaires pour aimer les roses, c’est connu ». Et face au général Archinard, on revoit Bardamu, sur le pont du bateau le conduisant en Afrique, menacé par des patriotes qui considèrent qu’il ne tricolorise pas assez. Pour éviter le lynchage, il entonne La marseillaise. Sauver sa peau, n’est-ce pas la métonymie de l’écriture ? Il y a aussi une infinie tristesse dans toutes ces pages qui nous sortent le cul des ronces ; tristesse sans objet, indéterminée, donc indéniablement triste puisque « quand on sait pourquoi on est triste, c’est presque de la joie… Mais quand on ignore la cause de ses tristesses… il n’y a rien de plus pénible à supporter ».
Quel incroyable siècle que ce « stupide dix-neuvième siècle » d’un point de vue des écrivains comme s’ils avaient été le chaînon manquant entre le chemin de fer et l’épicerie : Mirbeau, Bloy, d’Aurevilly, Villiers de L’Isle Adam. A eux quatre, ils ont détruit presque tous leurs successeurs. Ils sont les devanciers de ceux qu’ils ont précédés. Imaginez la chute de Bloy à Duras et de Mirbeau à tous les autres. Comme ce dernier se gausserait de moi à la lecture de cette phrase de décédé nostalgique, même si « la mort n’en est pas à un médecin près ». Ce qui est certain, avec ou sans rétroviseur, c’est que Mirbeau ne ressemble pas à un mirebalai ou un écrivain agrégé qui aime les péripéties.
Comme pour Proust, je n’avais jamais réussi à franchir dix pages de Julien Gracq, trop prout-prout, ma chère. J’ai rompu ce charme admirable à la lecture de La forme d’une ville que j’ai achevé d’une traite dans le train qui me conduisait à Auray : imaginez-vous si j’avais atterri à Nantes ! Rompant avec mon aversion pour la lilittéttéraratureture de professeurs, et partant avec le javanais auquel je l’assimile, comme « quelqu’un … qui me tutoie, que je tutoie, et que je revois, de loin en loin, par hasard et sans plaisir… (dont l’âme est) d’une coupe facile », j’ai même pris un certain amusement alambiqué à cette contemplation apprêtée d’une cité qui possède plusieurs variantes de son ciel de peinture.
Pour Julien Gracq, la ville idéale procède toujours d’une ville évacuée et on espère donc revivre une Occupation pour en goûter le charme. Elle est aussi « le clairon du soleil » propre à Apollinaire. Et puis, en dépit d’un style un peu postdoctorant, Gracq raille les « incursions culturelles » qu’il fait dans les villes, « ces voies de l’art, surtout officielles » qui sont « des voies de petite communication » dans lesquelles le caddie file de rayon en rayon.
Il rejoint les récréations de Kundera sur le kitsch de l’art, cette nouvelle péripatéticienne en scaphandrier. Au fil des pages, des points communs apparaissent entre le professeur et moi, notamment son « goût pour les zones bordières… de la lisière à la frontière, pour l’imagination, il n’y a qu’un pas » et son dégoût de « la prolifération des résidences isolées périphériques (par laquelle) la notion de cité s’efface au profit de l’image d’une vague densification humaine cancéreuse ».
Le monde que décrit Gracq est un monde sans chahut, un monde purgatif « diamétralement opposé au rêve de la société conviviale qui ensorcelle notre temps ». C’est un écrivain de la description des purgations, là où le recours est impossible car tout est toujours en ordre : même la plume dans le derrière a un aspect hiérarchique, napoléonien.
Gracq n’est pas Mirbeau, pince-sans-rire, qui proposait au général archicon Archinard de « teindre en nègres les blancs, afin de ménager le sentimentalisme national… Et puis, on les tuerait… Et puis, on les tannerait ! » et qui s’entend répondre : « Pas de supercherie… ce cuir ne serait pas loyal ».
Mirbeau arrive presque à versifier les tanks et les épaulettes et Gracq presque à me faire aimer Nantes !
valery molet