Prolongement de tentatives et d’expériences de l’ « informel » rencontrées d’abord chez Duchamp et Yves Klein puis plus près de nous chez Jannis Kounellis, dans l’Arte Povera et surtout chez Claudio Parmiggiani, Traquandi déplace avec subtilité la notion expressionniste de la peinture.
La douceur y devient la force de la lumière sur l’ombre, du talc de la première sur les taches de la seconde. Tout semble simple. On sait néanmoins qu’en peinture la simplicité est fruit de la complexité qui fait de la “peau de lait” une ouverture au-delà des objets que l’artiste a choisis de saisir. Le peintre exprime le développement en dissonance de diverses harmoniques. Et là où tant de peintures enrobent, la sienne retourne la chose vue sur elle-même au sein de la contrainte graphique. Où il n’y a presque rien, surgit un presque tout.
L’intimité avec l’invisible suffit à l’art de Traquandi. Il reste inséparable d’une pré-visibilité pas encore formulée et d’une ressemblance que nous ignorons encore. Il ne faut pas y chercher l’ailleurs mais l’ici-même dans l’ascèse et le recueillement. Le peintre se « contente » d’aller vers ce qui, se captant ou se créant, ne se pense pas encore. Son œuvre s’éloigne autant du luxe de pacotille que de la réserve de l’avarice.
Elle s’avance nue, dépouillée, libre, chargée du seul désir de vie sans la moindre certitude sur ce qu’elle rameute dans l’effondrement des preuves que le peintre concasse. Elle garde, à ce titre, plus de connexions avec les parfums de lessive qu’avec des respirations lascives. Elle essaye simplement à toucher une sorte de justesse interne par effets de surface qui transforment les victoires en défaites, les défaites en victoires (provisoires) sur le temps. L’artiste descend, descend dans le réel. Il n’a pas peur que la terre lui manque et ne craint pas sa force de gravité mais il sait s’en détacher. Son œuvre garde une vocation fabuleuse. Elle fait reculer le chant des certitudes et met une grâce dans les pesanteurs.
Dans chaque oeuvre émerge un phénomène d’enlacement. L’image se manifeste comme apparition mais indique quelque chose qui ne se manifeste pas. Il y a là un phénomène indiciaire aussi subtil qu’étrange et qui tient lieu de trouble. Il ne signifie pas simplement : il annonce quelque chose qui se manifeste par quelque chose qui ne se manifeste pas. La réalité « vraie » est remplacée par une sorte d’indiscernabilité mise à jour à travers l’épreuve de la disjonction qui tient d’un soulèvement, d’une élévation.
La révulsion du simple effet de surface joue pour créer une ouverture énigmatique. Le regard devient abyssal face à une peinture qui n’est plus surface enrobante mais une surface qui dérobe et se dérobe. Elle devient l’interface agissante entre le sensible et le sens, le possible et l’impensable.
La peinture de Traquandi est donc productrice par excellence de paradoxes. Nous la comprenons encore plus dans ce dialogue général avec Cerna. Elle ne refuse pas – ce qui serait trop sommaire mais hélas trop souvent exploité par des artistes à l’imaginaire exsangue — le tableau. Elle le remet en travail et en fable inconnue. Le dépôt de la substance imageante se trouve déplacé du côté de l’effluve, du souffle voire quelque fois de sa structure sous-jacente.
Le lieu de la peinture instruit donc autant un retrait qu’une présence. Il recrée le paradoxe dans la toile même d’un ici et d’un ailleurs auquel l’article insuffle du temps. Un temps particulier : le temps « non pulsé donc à l’état pur » dont parlait Proust dans sa Recherche…. Le temps et l’espace sont de facto manipulés, démultipliés. Ce sont des compositions d’anachronismes qui font de l’artiste un contemporain éloigné capable de reconnaître l’extrême vieillesse du présent et la suprême jeunesse du passé.
La peinture de Traquandi ne reste donc rien d’autre qu’ un écrin à hantises. Que lui demander de plus ?
jean-paul gavard-perret
Olivier Cerna & Gérard Traquandi, Toute peinture est un désir contrarié, L’Atelier Contemporain, Strasbourg, septembre 2024, 140 p. — 25,00 €.