Olivier Cerna & Gérard Traquandi, Toute peinture est un désir contrarié

Epures

Prolon­ge­ment de ten­ta­tives et d’expériences de l’ « infor­mel » ren­con­trées d’abord chez Duchamp et Yves Klein puis plus près de nous chez Jan­nis Kou­nel­lis, dans l’Arte Povera et sur­tout chez Clau­dio Par­mig­giani, Tra­quandi déplace avec sub­ti­lité la notion expres­sion­niste de la pein­ture.
La dou­ceur y devient la force de la lumière sur l’ombre, du talc de la pre­mière sur les taches de la seconde. Tout semble simple. On sait néan­moins qu’en pein­ture la sim­pli­cité est fruit de la com­plexité qui fait de la “peau de lait” une ouver­ture au-delà des objets que l’artiste a choi­sis de sai­sir. Le peintre exprime le déve­lop­pe­ment en dis­so­nance de diverses har­mo­niques. Et là où tant de pein­tures enrobent, la sienne retourne la chose vue sur elle-même au sein de la contrainte gra­phique. Où il n’y a presque rien, sur­git un presque tout.

L’inti­mité avec l’invisible suf­fit à l’art de Tra­quandi. Il reste insé­pa­rable d’une pré-visibilité pas encore for­mu­lée et d’une res­sem­blance que nous igno­rons encore. Il ne faut pas y cher­cher l’ailleurs mais l’ici-même dans l’ascèse et le recueille­ment. Le peintre se « contente » d’aller vers ce qui, se cap­tant ou se créant, ne se pense pas encore. Son œuvre s’éloigne autant du luxe de paco­tille que de la réserve de l’avarice.
Elle s’avance nue, dépouillée, libre, char­gée du seul désir de vie sans la moindre cer­ti­tude sur ce qu’elle rameute dans l’effondrement des preuves que le peintre concasse. Elle garde, à ce titre, plus de connexions avec les par­fums de les­sive qu’avec des res­pi­ra­tions las­cives. Elle essaye sim­ple­ment à tou­cher une sorte de jus­tesse interne par effets de sur­face qui trans­forment les vic­toires en défaites, les défaites en vic­toires (pro­vi­soires) sur le temps. L’artiste des­cend, des­cend dans le réel. Il n’a pas peur que la terre lui manque et ne craint pas sa force de gra­vité mais il sait s’en déta­cher. Son œuvre garde une voca­tion fabu­leuse. Elle fait recu­ler le chant des cer­ti­tudes et met une grâce dans les pesanteurs.

Dans chaque oeuvre émerge un phé­no­mène d’enlacement. L’image se mani­feste comme appa­ri­tion mais indique quelque chose qui ne se mani­feste pas. Il y a là un phé­no­mène indi­ciaire aussi sub­til qu’étrange et qui tient lieu de trouble. Il ne signi­fie pas sim­ple­ment : il annonce quelque chose qui se mani­feste par quelque chose qui ne se mani­feste pas. La réa­lité « vraie » est rem­pla­cée par une sorte d’indiscernabilité mise à jour à tra­vers l’épreuve de la dis­jonc­tion qui tient d’un sou­lè­ve­ment, d’une élé­va­tion.
La révul­sion du simple effet de sur­face joue pour créer une ouver­ture énig­ma­tique. Le regard devient abys­sal face à une pein­ture qui n’est plus sur­face enro­bante mais une sur­face qui dérobe et se dérobe. Elle devient l’interface agis­sante entre le sen­sible et le sens, le pos­sible et l’impensable.

La pein­ture de Tra­quandi est donc pro­duc­trice par excel­lence de para­doxes. Nous la com­pre­nons encore plus dans ce dia­logue géné­ral avec Cerna. Elle ne refuse pas – ce qui serait trop som­maire mais hélas trop sou­vent exploité par des artistes à l’imaginaire exsangue — le tableau. Elle le remet en tra­vail et en fable incon­nue. Le dépôt de la sub­stance ima­geante se trouve déplacé du côté de l’effluve, du souffle voire quelque fois de sa struc­ture sous-jacente.
Le lieu de la pein­ture ins­truit donc autant un retrait qu’une pré­sence. Il recrée le para­doxe dans la toile même d’un ici et d’un ailleurs auquel l’article insuffle du temps. Un temps par­ti­cu­lier : le temps « non pulsé donc à l’état pur » dont par­lait Proust dans sa Recherche…. Le temps et l’espace sont de facto mani­pu­lés, démul­ti­pliés. Ce sont des com­po­si­tions d’anachronismes qui font de l’artiste un  contem­po­rain éloi­gné capable de recon­naître l’extrême vieillesse du pré­sent et la suprême jeu­nesse du passé.

La pein­ture de Tra­quandi ne reste donc rien d’autre qu’ un écrin à han­tises. Que lui deman­der de plus ?

jean-paul gavard-perret

Oli­vier Cerna & Gérard Tra­quandi, Toute pein­ture est un désir contra­rié, L’Atelier Contem­po­rain, Stras­bourg, sep­tembre 2024, 140 p. — 25,00 €.

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