Quand la poésie envahit tout

Ce qu’il y a de bien avec des poètes comme Jean-Pierre Otte ou Jean-Pierre Siméon, ce n’est pas qu’ils par­tagent un même pré­nom, c’est qu’ils ont un monde à eux. On aime­rait pour­tant que tous les Jean-Pierre fussent poètes. Les Jean-foutre seraient plus cir­cons­crits.
Ce monde à soi com­mence par une néga­tion : au cas d’espèce, elle prend la forme d’une assu­rance. Non, la poé­sie n’est pas « une belle chose char­mante » ou une com­pli­ca­tion de « la langue à l’envi ». Sans être rec­ti­ligne, car trop incons­tante sur ses thèmes et ses formes, elle ne singe pas le sol­dat inconnu de qui elle faut ral­lu­mer la flamme annuel­le­ment.
La flamme est poé­sie, même à feu ténu. L’art poé­tique est flamme jusqu’à l’extinction impro­bable du der­nier fusible.

Si elle est apo­pha­tique, elle n’en reste pas moins indé­fi­nis­sable. Oui, « la poé­sie est le déses­poir de l’exégète » car elle se pré­sente comme le contraire de la langue gré­gaire et de la fosse com­mune, de son affais­se­ment quo­ti­dien dans la signa­lé­tique de type « où est la can­tine ? est-ce que les enfants ont fait leurs devoirs ? ». Poé­ti­que­ment, il n’y a plus d’enfants, plus de plateaux-repas, plus de leçons à réci­ter ; se bros­ser les dents res­sort de l’ignominie.
La sai­sie sim­pli­fiée du réel par la can­ti­nière res­semble à la saillie de tous contre la poly­sy­no­die du réel. Loin des mini­ma­listes du mini­mum, la poé­sie gêne puisque là où la gêne sur­abonde, le plai­sir s’étend : l’os de l’être se raffermit.

Pour Siméon, la poé­sie est donc le contraire de l’impropriété, c’est-à-dire de l’abord des choses et des êtres sous l’angle de l’adéquation. Elle est l’univers de l’incorporation au sens niezt­schéen. Les failles sont le moteur de la force et par­fois des règles de la farce qui la contre­fait sans la nier. Elle pour­rait être cette « contre­langue qui élar­git la conscience et élève le cœur ».
Le pico­te­ment poé­tique c’est comme avoir des « four­mis dans l’épée », des hordes d’horreurs dans la tête et des beau­tés futures dont le signe incer­tain se vêt de la syl­labe neuve. Si toute « beauté nous rajeu­nit », toute splen­deur nous inten­si­fie. La soi-disant réa­lité liqué­fie tou­jours l’intensité sinon nous ne pour­rions pas la sup­por­ter : nous ne sommes pas suf­fi­sam­ment dyna­miques, ni iro­niques, ni distants.

Il n’y a pas de poé­sie, au fond, sans caus­ti­cité, même déses­pé­rée. C’est pour­quoi elle est si « grave » comme un chant gré­go­rien qu’un eunuque aurait relayé et si peu sou­cieuse du sérieux des puis­sances sociales. Comme le dit Ara­gon du peintre, « les gens prennent pour des roses la dou­leur dont il est brisé ». Siméon nous dit que les arts qui renient leur sub­strat poé­tique deviennent des « objets cultu­rels », des cad­dies dans les­quels on entre­pose des spec­tacles, des concerts, des expo­si­tions. La poé­sie ne par­fume pas plus qu’elle ne per­forme.
Dans cette pers­pec­tive, elle est l’exacte oppo­sée du « fait cultu­rel » où le bip rem­place l’exercice spi­ri­tuel, où la bulle sonore, coin­cée entre deux oreilles, sur­mon­tées de boucles de nez et de tatouages, ren­voie la mul­ti­tude neu­ro­nale à une arith­mé­tique de mater­nelle. Si la poé­sie n’est pas orne­ment comme on le dirait d’une paco­tille, elle est orne­men­ta­tion au sens de Paul Valéry : l’ornementation traque l’ornement sous les roues du caddie.

Pour elle, le bijou est sans valeur. Dans l’homélie du « contrordre », la poé­sie nous rapa­trie et ce rapa­trie­ment s’avère être le lieu où, pour contre­dire Bos­suet, la réa­lité devient « riche en effets et pauvre en pro­messes ». Car « plus c’est poé­tique, plus c’est vrai ». Dans un monde non poé­tique, le visuel et le sonore ravagent la pos­si­bi­lité de voir et d’entendre puisque il n’y a plus de déscel­le­ment (au sens de l’ouvrier maçon) du silence dans le cha­ri­vari colo­ni­sa­teur que la tech­no­lo­gie accroît. L’image enterre même la vision.
La réa­lité devient une pau­vresse que la pro­messe de la faveur maté­rielle sti­mule par d’autres pro­messes sans orne­men­ta­tion dans un jeu infini de miroirs dont le biseau­tage est une loupe d’appauvrissement sup­plé­men­taire. Si le monde doit se résu­mer à la pré­pa­ra­tion des congés, à l’attente d’une pro­mo­tion pro­fes­sionn­nelle et à la balade fami­liale en vélos, alors
ne par­ler de rien est une exi­gence ontologique.

La clô­ture de la poé­sie sur elle-même, dans une her­mé­neu­tique abs­conce des poètes par eux-mêmes, devient alors une règle d’or, un hors champ dans les clous. La poé­sie est alors au réel ce que l’empirisme est la phy­sique quan­tique. En revanche, là où la langue n’est pas une pro­thèse, une sorte de des­tin sans cordes vocales, la poé­sie enva­hit tout. Si la fru­ga­lité inté­rieure ame­nuise la sym­pho­nie des objets et ampli­fie la forme moqueuse de la cra­pu­le­rie sociale, la poé­sie (faite de fuites, d’empiffrement d’amour et d’inventivité ver­bale) est une exten­sion du sym­bole de Nicée, de l’humano-divinité de l’homme au sens de Ber­diaev pour qui la liberté est une charge fas­ci­nante.
Dans ce sens-là, la poé­sie est omni­po­tente. On la retrouve autant dans un livre de Julien Farges sur Hus­serl que dans
Faute d’amour de Zvia­guint­sev, autant dans une pres­sion bien fraîche que dans un qua­train non encore écrit.

Avec Siméon, je pense que la poé­sie est une struc­ture de l’univers dont les tailleurs de silex contem­po­rains n’ont pas encore senti l’onde de pro­pa­ga­tion, même infime, en rai­son du fait que la vul­gate du réel nous ato­mise dans une anti­ci­pa­tion inver­sée du rabais uti­li­ta­riste, qui est un mime du désoeu­vre­ment. Même débou­cher un évier a son revers de beauté et d’abstraction.
Siméon revient au sens éty­mo­lo­gique de l’abstraction qui signi­fie arra­che­ment. Je dirais volon­tiers que l’arrachement auto­rise un nou­vel enra­ci­ne­ment. Le palace de la langue ne peut être qu’un tau­dis pourri si on le confine aux dimen­sions de l’existence comme pas­sion d’adéquation. « Les mots ne sont pleins que de la pro­fon­deur muette d’où ils émergent ». La langue du « fait social » piste le silence pour, au mieux le désa­vouer, au pire le contraindre à sor­tir de sa tanière pour com­man­der un plat tout fait ou plus sim­ple­ment l’annihiler.

Dans cette optique, toute apo­ca­lypse devient un désastre. La dis­pa­ri­tion du silence, au-delà même de son désa­veu comme source d’imagination, conso­lide l’idée d’une poé­sie comme pri­vi­lège (« comme loi pri­vée » d’individus sin­gu­liers mais fina­le­ment nocifs à la socia­li­sa­tion), comme leurre et comme « expul­sion de soi-même » et fina­le­ment comme vic­toire de la tris­tesse.
La poé­sie serait, en défi­ni­tive, comme deman­der sa carte d’identité à une météo­rite. Mau­dire le silence, renon­cer à la poé­sie (c’est en fait équi­valent), c’est accep­ter le temps, l’espace et ce qui n’existe pas encore comme des coquet­te­ries externes. C’est accep­ter la mort dans son exis­tence même à tra­vers la « langue de néces­sité », la langue comme bruitage.

Comme le rap­pelle Siméon, il n’y a pas d’une part les poètes et, d’autre part ceux qui savent « bou­ger les oreilles » dans un repas bien arrosé ou imi­ter un comique. Il n’y a pas d’un côté la langue ron­flante des méta­phores et, de l’autre celle de l’octosyllabe de l’aspirateur et de la soupe aux choux. A l’origine de la poé­sie, il y a l’exagération.
L’exagération est la forme exquise de la légè­reté. Léger comme un mar­cas­sin, le poète fait dis­pa­raître la sen­si­bi­lité exces­sive, le pathos du reli­gieux, et finit par pas­ser au milieu de ses sem­blables comme un natu­ra­liste, une fleur à la bou­ton­nière, un cou­teau de bou­cher dans la poche car on ne sait jamais. Le voici au milieu des choses, perdu comme un sup­po­si­toire, et pour­tant étran­ge­ment là où il doit être, dans cette saveur du non-lieu, caillassé par les trou­peaux, il sait que le style doit vivre car res­pi­rer n’est qu’un aléa esthétique.

Quand la langue ne bruite pas, le monde devient plus vivable : c’est la grande leçon de ce Petit éloge de la poé­sie. « Petit », non : pour une fois que Siméon se trompe d’adjectif. Lisez ce magni­fique éloge et vous vous retrou­ve­rez à regar­der la beauté de Rome de la cena­tio rotunda.
C’est quand même plus jouis­sif que de faire les bou­tiques, le cer­veau vau­tré dans le néant por­cin de l’acquisition surnuméraire !

valéry molet 

Jean-Pierre Siméon, Petit éloge de la poé­sie, folio Gal­li­mard, 2023, 101 p.

 

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