Les îles de Paris sont des bigoudis. Elles apparaissent et disparaissent en fonction des modes de la Seine. Comme maître Eckhart le suggérait, les modes d’être sont très différents en fonction des « saisons » ontologiques et impliquent des relations variées avec la Déité, Dieu ou le rien qui vaille.
A l’instar de Thierry Guidet dans Le canal à pied de Nantes à Brest, Jacques Damade nous entraîne dans un périple fusant de péripéties, sans quitter les quais plus ou moins mouvants de la Seine, ses embâcles et ses dégrilleurs merveilleux.
On ne sort de Paname qu’à ses dépens car tout voyage hors de la petite ceinture et du boulevard des Maréchaux relève d’une ambiguïté assimilable à une névrose des profondeurs, c’est-à-dire à une aporie qui singerait une otarie en chasse. L’insularité de Paris est bien connue des Corses de même que le haggis s’engloutit avec le garum.
Néanmoins, dans ce livre court, en forme d’agenda initiatique et de curcuma de rêveries, on traîne dans Paris à l’époque où ses ponts ne bêlaient pas, faute de bergère « ô tour Eiffel », fondus dans l’inexistence et la prémonition architecturale. On redécouvre ces îles englouties comme dans un roman de Jules Verne, des ports évanouis comme dans un non-roman et les paysages champêtres de la rive gauche, disparus sous le coup des grues magnifiques et scintillantes.
Où étaient-elles, ces îles ? Pourquoi ont-elles succombé ? Ce livre se parcourt à l’instar d’un roman policier. Les criminels sont les architectes des princes, les bâtisseurs seigneuriaux ; parfois l’assassin est une érosion. On plonge dans ce Paris du Moyen Âge avec délectation, où le chou était tellement choyé qu’on finira par appeler son amante, « mon chou ». On baigne dans la tripe, l’argot des îliens et les barges de bois.
Paris ressemblait à Tahiti. C’était un bel archipel où les meurtres et les suicides se retrouvaient dans le fleuve dont la Marne souhaitait divorcer depuis longtemps. Les noyés ne surabondaient pas dans le métro mais les confluences. On mourait dans l’eau, pas dans une rame. Ce n’était ni plus joyeux ni plus triste. Le spectacle de la mort était juste plus fréquent.
La télévision de la Renaissance était un mélange de corps gonflés, d’incendies d’habitation de ponts et de fuites dans les marais : les jeux du cirque à ciel ouvert et à îles secrètes. Parfois, Erasme apparaissait dans la lucarne pour vanter les funérailles folles de ce monde, sandwiché par quelques splendeurs. Le Paris tahitien avait quelque chose de sauvage, d’inachevé et de profondément … déjà parisien.
On recroise ensuite Sébastien Mercier et Rétif de la Bretonne, deux amours de jeunesse et deux paysans de Paris. Ancestral et neuf, comme un bigoudi dis-je, le destin de Paris bouge peu. Certes, un peu plus de monde, un peu plus de ponts, un peu moins d’îles apparentes mais on s’y retrouve toujours autant qu’on aime s’y perdre et s’y esquinter. Il y a les Parisiens de la ville et les Parisiens des champs.
Pour les Parisiens récents, Paris est un labyrinthe qu’étoffe un dédale monté sur des roulettes pour tromper l’ennemi, c’est-à-dire le non-parisien car les rues semblent se déplacer toutes seules. Pour les Parisiens natifs, la cité est la Grande Mère dont les seins battent la campagne des squares et des bouisbouis. On y ressuscite la proëlla de l’île de Ouessant. En breton, cela signifie “retour au pays” (bro-ella). Le marin ayant péri en mer ne pouvant être inhumé en terre chrétienne, une petite croix de cire symbolisait son corps dans le cimetière. On l’appelait la proëlla, terme désignant à la fois la croix qui remplaçait le disparu et la cérémonie funèbre elle-même. On veillait la croix avant de la porter en procession à l’église.
Paris ne se quitte pas, même quand, accidentellement, on n’y meurt pas. S’y promener, c’est comme contempler l’horizon, d’une île. Quoiqu’on y fasse, Paris est la métonymie du retour au pays. Cette île du jamais vu demeure une Atlantide peuplée où chaque pas est une ombre et chaque mot, une seringue par laquelle on s’évide, retrouvant ce qu’il reste de nous une fois que le silence insulaire a tout conquis.
Il faut lire Jacques Damade, après quoi l’idée de vivre ailleurs qu’à Paris vous semblera absurde, devant votre feu de cheminée finistérien.
valéry molet
Jacques Damade, Les Îles disparues de Paris, éd La Bibliothèque, 2023 (rééd.), 18o p. — 16,00 €.