Les lecteurs qui apprécient les chroniques de notre collaborateur, Bernard Grasset, sont invités à découvrir son univers et dernier ouvrage, grâce à l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder ci-dessous, pour les 400 ans de la naissance de Blaise Pascal.
Entretien :
1 – Après avoir fait paraître Nietzsche et Pascal en 2021, vous nous proposez en ce mois de mars 2023 la découverte de Sur les pas de Blaise Pascal, voyageur de l’infini. Y a-t-il continuité entre ces deux essais ?
En fait l’origine lointaine de ce livre remonte à la préparation de ma thèse sur les Pensées de Pascal comme interprétation de l’Écriture. Si je m’étais plongé dans les écrits pascaliens, j’avais été aussi frappé par la force de témoignage que représentait sa vie. Lors de la soutenance, l’on s’était étonné que je parle autant de la vie de l’auteur des Pensées. Cette thèse avait donné lieu à publication sous forme d’essai aux éditions Kimé. Ensuite, j’ai tenté, à travers un triptyque, d’explorer des chemins de pensée biblique, aux carrefours entre exégèse et philosophie, des chemins qui s’inscrivaient dans le prolongement de mes réflexions sur la pensée pascalienne.
Puis je suis revenu à l’auteur des Pensées avec Pascal et Rouault en 2016 et Nietzsche et Pascal (Penser, écrire, créer) en 2021 (éd. Ovadia). Entre ces deux essais, deux petits livres que l’on m’avait proposé d’écrire en choisissant des citations : Pascal (éd. Ellipses, 2017) et Ainsi parlait Blaise Pascal (éd. Arfuyen, 2020). Pour ces deux deniers livres, j’avais dû écrire une biographie résumée de Pascal et l’on m’avait dit alors que ces éléments biographiques comblaient, au moins en partie, un manque : l’absence de véritable biographie de l’inventeur de la machine arithmétique.
À l’occasion d’une visite guidée du quartier du Marais, j’avais découvert la collection Le Paris des écrivains. Pourquoi ne pas écrire un Paris de Pascal ? N’avait-il pas longtemps séjourné dans la capitale ? Ne l’avait-il pas marquée, à sa manière, de son empreinte ? Le projet n’aboutit pas mais rebondit bientôt sous une autre forme. Gérard Ferreyrolles, professeur émérite à Sorbonne Université et éditeur de Pascal, me proposa alors d’écrire une biographie complète de l’auteur des Pensées en présentant en même temps toutes ses œuvres, ce qui, à ses yeux, faisait défaut dans la bibliographie pascalienne. En substance, il me disait : « Les universitaires savent analyser, ils ne savent pas narrer. Pour une biographie, il faut de la narration. Vous pouvez faire les deux. » Telle est l’origine de Sur les pas de Blaise Pascal, voyageur de l’infini.
Revenons pour finir à votre question après ce long détour. Avec Nietzsche et Pascal, c’était une forme de conclusion de mes études philosophiques comme je le disais, je crois, lors d’un précédent entretien avec lelitteraire.com. Des études qui s’étaient une première fois terminées avec un mémoire de maîtrise sur la question de la mémoire dans l’œuvre de Nietzsche préparé à l’Université Paris IV, avant d’être reprises, près d’une vingtaine d’années plus tard, à l’Université de Poitiers avec la thèse sur Pascal que évoquée en préambule. En parallèle, on pourrait dire que Sur les pas de Blaise Pascal est une forme de conclusion de mes réflexions sur la vie de l’auteur des Pensées.
2 – Le public auquel est destiné Sur les pas de Blaise Pascal, voyageur de l’infini est-il le même que celui auquel se destinaient vos précédents essais ?
Hormis Ainsi parlait Blaise Pascal, constitué principalement d’un choix de citations et qui ne relève pas du genre de l’essai, mes précédents livres sur Pascal s’adressaient plutôt à un lectorat de philosophes ou de personnes curieuses de questions exégétiques, éthiques, esthétiques, spirituelles.
Sur les pas de Blaise Pascal s’adresse d’emblée à un plus large public. Il n’appartient pas au genre de l’essai philosophique, universitaire mais à celui de la biographie sur fond de peinture historique. Volontairement il n’y a pas de notes de bas de page pour simplifier la lecture. La présentation des œuvres, si elle se veut rigoureuse, cherche à éviter d’être ennuyeuse. L’évocation chronologique des événements, tout en s’efforçant d’être la plus exacte possible, s’éloigne, tel est en tout cas mon souhait, de la froideur.
Au fond, il s’agissait de conjuguer une double exigence : s’appuyer sur les connaissances les plus sûres tout en en usant d’un style littéraire. Un tel style pourrait permettre au plus grand nombre de se plonger dans le témoignage brûlant que fut la vie de Blaise Pascal.
Sans doute est-ce la première fois que j’ai écrit dans un tel style, travaillé, retravaillé ainsi inlassablement cette forme de prose. Un style différent de celui de mes livres poétiques, de mes livres de recherche, de mes articles. La narration littéraire devait donner vie à la vie de Pascal. Imaginer les résonances intérieures des événements dans son cœur et son esprit
Finalement, j’ai été heureux d’écrire de façon littéraire, d’essayer de mettre en œuvre un langage fluide, immédiatement accessible, de façonner patiemment les phrases, de choisir lentement les mots, tout en effectuant un exercice d’exploration, d’historien.
Le public auquel se destine Sur les pas de Pascal ne peut être que très varié comme le sont les différents aspects de la personnalité et de l’œuvre de l’inventeur de la machine arithmétique, du scientifique au spirituel en passant par le littéraire, le poète ou le philosophe. Et bien sûr aussi à l’amateur d’histoire, le lecteur de biographies, croyant ou non.
3 – Votre biographie de Pascal, est-ce un livre de littérature, d’histoire ou de philosophie ?
Si je voulais être bref, et pour simplifier, je dirais les trois. Mais il faudrait affiner. L’histoire, la vie sociale, politique, culturelle du Grand Siècle, joue incontestablement un rôle plus important que dans mes précédents essais. De même la littérature, et quand j’évoque les différents lieux de séjour de Pascal, je cite volontiers aussi les noms des écrivains, des artistes qui ont vécu à proximité. La philosophie reste présente aussi par le résumé d’entretiens, comme celui avec M. de Sacy, les Pensées aussi bien sûr.
4 – Quels sont à votre avis les visages dominants de Pascal ?
Les visages de Pascal sont multiples. Il y a bien sûr le visage de l’homme de science qui apparaît avec éclat dès douze ans (découverte de la 32e proposition d’Euclide) et qui demeurera dominant jusqu’à la conversion de la nuit du Mémorial à l’automne 1654. On mentionnera dans le domaine de la géométrie la question des coniques ; dans le domaine de la physique, celle de l’existence du vide ; dans le domaine de l’arithmétique, celle de la figuration géométrique des nombres et du calcul des probabilités. À ce titre, Sur les pas de Blaise Pascal peut intéresser les esprits scientifiques.
Le visage du penseur et du moraliste deviendra essentiel dans la dernière période de la vie de Pascal. On ne peut ignorer le polémiste du temps des Provinciales. Il y a aussi des visages moins connus mais non moins remarquables comme celui du Pascal épistémologue (pensons à la Préface sur le Traité du vide), du Pascal pédagogue (Discours sur la condition des grands). Le Pascal épistolier (Lettres à Mlle de Roannez) est attachant. Le Pascal inventeur est plus connu, au moins pour ce qui est de la machine arithmétique. On laisse trop souvent dans l’ombre le Pascal théologien (Écrits sur la grâce), spirituel (Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies). Il y a aussi le visage du Pascal écrivain, grand maître de la prose poétique, un écrivain qui n’a publié aucun écrit littéraire de son vivant sous son nom. Au sommet se situerait le visage du Pascal mystique (Mémorial).
Quels seraient les visages dominants ? Sans doute le scientifique, le penseur, l’écrivain et le mystique. Mais j’aimerais ajouter aussi un visage poignant et insuffisamment connu : le Pascal ami des pauvres, un visage qui reflète sa personnalité la plus profonde et qui se révélera particulièrement dans les dernières années de sa vie.
5 – Comment avez-vous procédé pour écrire votre biographie de Pascal ?
Il y a eu bien sûr un aspect livresque, même si après plus de vingt ans de compagnonnage approfondi avec Pascal, je commençais à connaître sa vie et son œuvre. Pour la chronologie, je me suis appuyé principalement sur celle établie par Jean Mesnard dans son édition, inachevée, des Œuvres complètes. Son Pascal et les Roannez m’a été aussi très utile. J’ai complété ma documentation par une multiplicité de sources plus ciblées autour de l’œuvre scientifique de Pascal, de ses séjours en Auvergne (avec notamment la Chronique des Pascal de Régine Pouzet), en Normandie (Les Pascal à Rouen, actes du colloque de 1999), des livres d’histoires des rues à Paris et Clermont-Ferrand…
Mais cet aspect livresque n’était pas tout. Allant sur les pas de Pascal, je me suis rendu à deux reprises à Clermont-Ferrand et à Rouen, souvent à Paris aussi bien sûr. Dans tous les lieux liés de près ou de loin à son histoire, je me suis efforcé d’explorer les traces de Pascal.
Pour mieux comprendre les conditions dans lesquelles avait pu être réalisée en 1648 l’expérience décisive sur le vide par Florin Périer selon les directives de son beau-frère, je suis monté à pied depuis la place de Jaude à Clermont-Ferrand jusqu’au sommet du puy de Dôme. À Paris, j’ai vu, revu, les différents lieux où a vécu l’auteur des Pensées, au premier rang desquels le 54 de la rue Monsieur-le-Prince (nuit du Mémorial) ainsi que le 67 de la rue du Cardinal-Lemoine (fin de son existence). Il faudrait aussi citer Port-Royal de Paris, Port-Royal des Champs où je me suis rendu en différents moments.
Pendant tout le temps de l’écriture de cette biographie, j’ai cheminé sur les traces de l’auteur des Pensées. Des rues, des immeubles, des plaques, des statues, des tableaux, des machines à calculer, des pages manuscrites, un puits, une épitaphe… En fait recherche livresque et exploration sur le terrain étaient intimement liées, s’éclairant l’une l’autre.
C’est aussi en marcheur que j’ai écrit ce livre. Et en m’efforçant, comme je le disais, d’unir science et littérature, d’où la nécessité de vérifier sans fin les dates et de corriger sans fin les phrases.
6 – Une dernière question : qu’est-ce qui vous a passionné, vous passionne encore, dans Pascal et ses écrits ?
Pascal est un témoin, un grand témoin, un artiste du langage, un homme sans tricherie dont toute la vie a gravité autour de deux axes : la vérité et la charité. Et ses écrits sont fascinants par leur profondeur et la multiplicité de leurs aspects. Avec Pascal, on ne s’enferme ni dans la science, ni dans les lettres, ni dans la philosophie, ni dans la spiritualité, ni dans l’éthique, ni dans la mystique… mais on y voyage en s’approchant un peu sans doute du feu qui l’a brûlé.
Pour la très grande majorité des philosophes, des moralistes ou des hommes de science, la connaissance de leur vie importe peu. Pour Pascal, la connaissance de sa vie s’impose dès lors que l’on aborde ses écrits.
Présenter ses œuvres inséparablement de sa vie et réciproquement, c’est finalement répondre non seulement à une absence, une lacune en matière bibliographique, mais aussi à une nécessité qui vient de la nature même de ses écrits qui sont des écrits de témoin, des écrits d’un homme pour qui l’écriture prenait racine dans l’existence.
Pascal me passionne comme témoin aux multiples visages qui s’unifient autour de l’amour et de la vérité.
Et je crois qu’il peut passionner beaucoup de lecteurs en recherche d’authenticité, d’humanité, d’infini.
Propos recueillis par la rédaction du litteraire.com le 24 mars 2023
Bernard Grasset, Sur les pas de Blaise Pascal, voyageur de l’infini (essai de biographie), Paris, Kimé, coll. Philosophie en cours, 2023, 270 p. — 26,00 €.