Après Ainsi parlait Blaise Pascal, lelitteraire.com a rencontré Bernard Grasset au sujet de la parution de son Nietzsche et Pascal.
Retour sur la genèse de l’oeuvre.
lelitteraire.com :
1 – Après avoir fait paraître Pascal et Rouault, pourquoi avoir écrit cet essai consacré à Nietzsche et Pascal ?
Bernard Grasset :
Le projet Pascal et Rouault était différent. Il consistait à essayer de montrer en quoi l’œuvre de Rouault, en particulier son Miserere, représentait une illustration des Pensées. Entre Pascal et Rouault, il y avait une proximité de cœur et d’esprit. L’histoire de la naissance de Nietzsche et Pascal est différente. Etudiant dans le Quartier Latin à Paris, j’avais préparé, sous la direction du professeur Henri Birault, un mémoire de maîtrise sur le problème de la mémoire dans la philosophie de Nietzsche. J’avais lu alors l’essentiel des écrits du philosophe-écrivain et j’y voyais l’ouverture vers des terres inexplorées de la pensée, un avenir, les contours d’une aurore. Avec La naissance de la tragédie, j’étais amené à réfléchir sur les forces contraires qui se manifestent dans l’art ; Humain, trop humain, conduisait à se défaire d’illusions trop naïves. Au centre du Gai savoir, le fragment L’insensé sur la mort de Dieu me semblait, me semble toujours, comme posant une question cruciale à l’humanité. Dans Le livre du philosophe, sans doute les pages de Nietzsche que je relis le plus volontiers, je percevais alors comme un chemin de vie philosophique possible. En revanche les textes les plus radicaux du philosophe né à Roecken me restaient davantage étrangers. La question de la mémoire servait de fil directeur dans ma lecture de son œuvre.
Quand, vers la quarantaine, j’ai préparé une thèse d’histoire de la philosophie sur les Pensées de Pascal comme interprétation de l’Écriture, ma pensée avait pris un nouveau chemin, un tout autre chemin. Avec Pascal, j’explorais une philosophie alliant profane et sacré, peignant avec lucidité notre condition humaine tout en voisinant avec l’exégèse.
Une trentaine d’années après mon mémoire de maîtrise sur Nietzsche et une quinzaine d’années après ma thèse sur Pascal, il me restait à donner une forme de conclusion à mes études universitaires en mettant en regard la philosophie de la vie et la philosophie du cœur. C’est ainsi qu’est né le projet d’essai Nietzsche et Pascal. Cherchant à m’appuyer toujours sur les textes, rien que sur les textes, comme gage d’objectivité de l’analyse et du commentaire, il aura demandé un long temps de recherche et d’exploration dans des conditions difficiles. J’espère qu’il tracera humblement pour le lecteur des pistes de réflexion.
2 – Vous comparez, confrontez les deux philosophies de l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra et des Pensées. Vous apparaissent-elles sous le signe de la ressemblance ou de la dissemblance ? Nietzsche et Pascal, des amis ou des ennemis ?
À vrai dire, je ne sais si l’on peut parler d’amis ou d’ennemis au sujet de Pascal et Nietzsche. Il y a incontestablement des points de convergence. Un effort unique, rare, de lucidité, sur l’être humain, une tentative d’ôter les masques derrière lesquels l’homme se cache, d’identifier toutes les illusions qui nous empêchent de voir la réalité telle qu’elle est. Du côté des ressemblances, on pourrait aussi évoquer le fait de ne pas dissocier la pensée de la vie, la philosophie de l’existence. Tous deux sont des écrivains, tous deux cultivent la forme fragmentaire. Nietzsche est en quête de ce qu’il appelle « le grand style » qui associerait maximes et dithyrambes ; Pascal, plus simplement, sans doute aussi plus profondément, met en œuvre un style de la sobriété, du dépouillement, d’un lyrisme sans artifices, où la sentence se mêle à l’élan du cœur.
Si les ressemblances existent, les dissemblances ne manquent pas. Sur le fond, un abîme surgit quant au projet même qui habite les deux penseurs. L’un veut ruiner définitivement, en même temps que le socratisme et l’idéalisme, le judéo-christianisme ; l’autre, admirateur via Augustin de Platon, consacre ses dernières forces aux Pensées qui se déploient comme une apologie de la religion chrétienne. L’un voit le commencement et le terme de tout dans la puissance ; l’autre met en avant l’ordre de la charité. Dès lors, celui qui veut rendre l’homme plus puissant et celui qui veut le rendre plus aimant sont des adversaires irréconciliables, quelles que soient leurs affinités par ailleurs, sur le plan de la pensée.
3 – Qu’est-ce qui vous semble au centre de la philosophie de Nietzsche et au centre de la philosophie de Pascal ?
Je l’ai déjà un peu évoqué dans ma réponse à la précédente question. Au centre de la philosophie de Nietzsche apparaît la puissance. Sa thèse, c’est la volonté de puissance comme il l’affirme dans Par-delà le bien et le mal. À partir de cette thèse, il déchiffre tout, la nature comme l’histoire. L’idéalisme platonicien, la morale judéo-chrétienne sont perçues comme des entraves au libre développement de la volonté de puissance. Ruinons cet idéalisme, cette morale, et nous ouvrirons la voie pour le surgissement du surhomme, pense l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra. Ainsi les faibles, les apôtres de la vengeance et du ressentiment, seront définitivement vaincus.
Au centre de la philosophie de Pascal apparaît l’amour. La primauté de l’ordre de la charité constitue la clef de lecture des fragments, réunis en liasses, des Pensées. Les pouvoirs du premier ordre qui sont des pouvoirs que l’on qualifierait aujourd’hui de sociaux, politiques, médiatiques, sont inférieurs, infiniment inférieurs, aux pouvoirs de l’intelligence, de la science, de la raison. Il vaut mieux découvrir une loi scientifique que de gouverner les hommes, être savant que capitaine, Archimède que César. Supérieur, infiniment supérieur aux ordres des pouvoirs temporels et intellectuels, se dévoile l’ordre de la charité. Pascal trouve bien plus admirable un geste de charité, même le plus petit, que toutes les grandeurs de la science et que toutes les grandeurs de gouvernement.
Choisir entre Nietzsche et Pascal revient à choisir entre la puissance ou l’amour.
4 – Ces deux penseurs vous semblent-ils encore actuels ? Dans l’affirmative, de quelle manière définiriez-vous cette actualité ?
Nietzsche et Pascal m’apparaissent actuels aussi bien sur le plan de la forme que sur celui du fond.
Ils ne créent pas de système philosophique. Ils écrivent, avec art, des fragments où poésie et pensée s’allient. C’est une pensée par éclairs plus que par ratiocination. Tous deux mettent en cause l’empire de la raison, l’illusion de son autonomie. Cela ne veut pas dire que le souci d’argumentation, de démonstration, n’existe pas, en particulier chez l’auteur des Pensées, mais la forme fragmentaire de réflexion que l’on retrouve aussi bien chez Nietzsche que chez Pascal, et qui n’est pas si courante dans l’histoire de la philosophie, apparaît comme une marque de modernité.
Sur le fond, si les réponses qu’ils apportent sont radicalement différentes, Nietzsche et Pascal, chacun à leur manière, posent les questions les plus brûlantes sur notre condition, le sens de la vie humaine. Devons-nous agir moralement ou nous affranchir de toute morale pour décider par nous-mêmes de ce qui est bien et de ce qui est mal ? Est-ce le sens de la terre ou le sens du ciel qui est le plus important, le plus éclairant ? Dieu est-il une création de l’homme dont il est parvenu tardivement à se détacher définitivement, ou la Source, qu’il faut chercher inlassablement, de son être ? L’homme n’est-il qu’animal, instinct, nature, ou est-il aussi et plus fondamentalement esprit, être moral, capable de vérité ? Serons-nous d’autant plus heureux que nous nous éloignerons de Dieu, un Dieu mort, un Dieu brisé par nous, ou que nous nous approcherons de Dieu, un Dieu qui parle à notre cœur, aimé, qui comble le vide de notre être, apaise notre soif ? Bien et vérité existent-ils ou sont-ils à ranger du côté des mirages ?
5 – Vous aimez revenir dans votre essai sur l’importance du langage, du style, aussi bien pour Nietzsche que pour Pascal. Pourriez-vous évoquer cette importance ?
Ma réponse aux autres questions, notamment à la précédente, apporte déjà quelques éléments de réponse. Nietzsche et Pascal sont des philosophes, des penseurs, pour qui l’acte de réfléchir, de penser, n’est pas dissociable de l’acte de bien écrire. Il n’est pas de juste philosopher à leurs yeux sans un travail artisanal, artistique, sur le langage. Ce rapport esthétique au langage a permis à l’auteur des Pensées de toucher des lecteurs parfois fort éloignés de ses convictions, notamment théologiques. Son style, vif, concret, percutant, imagé, musical, lyrique, simple, profond, rend plus sensible sa réflexion sur la condition humaine, plus touchante, bouleversante même. Ceci dit, Pascal ne s’est jamais voulu écrivain au sens où Nietzsche, soucieux d’édifier une œuvre qui ferait date, de se mettre en avant, s’est voulu artiste reconnu du langage. L’auteur des Pensées, maître et pionnier de la prose poétique, est un écrivain-témoin, en aucune façon un homme de lettres. On ne peut dénier à l’auteur du Gai savoir l’originalité et la force de son style, même si celui-ci a évolué depuis La naissance de la tragédie jusqu’à Ecce homo. À ce titre, il s’inscrit dans la rare lignée des philosophes-écrivains.
Pour Pascal et pour Nietzsche, qui tous deux ont réfléchi sur le langage, ce n’est pas seulement ce que l’on dit, écrit, qui importe, mais la manière dont on le dit, l’écrit. Tous deux sont étrangers au langage philosophique abstrait, technique, conceptuel, et inclinent du côté de la poésie. J’ajouterai pour finir que pour l’un le modèle du bien écrire se trouvait dans la Bible, pour l’autre chez les auteurs grecs et romains.
6 – Pascal et Nietzsche sont-ils des philosophes ou des penseurs ?
La question de la différence entre le philosophe et le penseur est, à mes yeux, d’une extrême difficulté. Je crois que depuis que j’ai découvert la philosophie au lycée, je n’ai cessé de me la poser, et je dois reconnaître que je ne suis pas arrivé à lui apporter de vraie réponse. Peut-être n’y en a-t-il pas de définitive et que l’on peut simplement tenter d’esquisser des pistes de réflexion.
Pour en revenir à Nietzsche et Pascal, je soulignerais d’abord que Nietzsche, à la différence de Pascal, s’est voulu philosophe comme il s’est voulu écrivain. Sa culture philosophique est plus grande, plus vaste, que celle de l’auteur des Pensées qui lit toute l’histoire de la philosophie à partir de l’œuvre d’Épictète, archétype du stoïcisme, et de l’œuvre de Montaigne, archétype du scepticisme. Nietzsche, même s’il affirme aimer penser sans les livres, a davantage fréquenté différents philosophes, tout en trouvant avec Schopenhauer, sinon un maître, au moins un précurseur.
Est-il pour autant philosophe, plus en tout cas que Pascal ? Je crois que tout dépend de la manière dont on définit la philosophie, le philosophe, et en contrepoint la pensée, le penseur. Si l’on entend par philosophie un système censé répondre à tous les problèmes, toutes les questions, un tout organique et méthodiquement élaboré, pas plus Nietzsche que Pascal ne sont des philosophes. Si l’on entend par philosophie la recherche d’une sagesse, une réflexion sur le bien et sur le mal, sur le sens de la vie, on pourra voir aussi bien en Nietzsche, défenseur d’une sagesse de la terre, déchiffreur de l’origine de la morale, niant toute invisibilité comme source de sens, qu’en Pascal, apôtre d’une sagesse du ciel, donnant un contenu à la notion de bien à partir de l’ordre de la charité, invitant, dans le prolongement de sa réflexion sur le temps, à un pari sur l’au-delà du temps, un philosophe. Tout ceci ne constitue que de petits chemins de réponse à votre question qui exigerait un vaste livre pour apporter des éclairages plus complets dans les différents domaines (éthique, esthétique, logique, épistémologie, métaphysique…) où elle se pose.
Je voudrais simplement pour finir rappeler ici simplement que l’écrit majeur de Pascal a connu la gloire qu’on lui connaît sous le titre de Pensées.
7 – Si vos réponses aux précédentes questions le laissent deviner, j’aimerais en conclusion vous demander, entre Nietzsche et Pascal, de quel côté penchent votre raison, votre cœur ?
Mon cœur penche du même côté que la raison, ma raison du même côté que le cœur. Si j’ai donné à cet essai le titre de Nietzsche et Pascal, et non celui de Pascal et Nietzsche, c’est parce que je voulais lire, interpréter, autant que faire se peut, Nietzsche à travers Pascal, non l’inverse. Méthodiquement, je me suis efforcé de confronter les deux penseurs, les deux philosophes, sur tous les plans où cela me semblait possible et utile de le faire (leur conception de la philosophie, de l’exégèse, de la vérité, de l’homme, de l’éthique, de l’esthétique, de Dieu, du temps, de la vie…). À de très rares exceptions près, ce sont les vues exprimées par Pascal qui m’ont semblé exprimer la vérité. Je ne nierai pas qu’il puisse exister une forme de grandeur chez Nietzsche, que la lecture de certaines de ses œuvres, de ses pages, puisse être stimulante, nous tenir en éveil. L’idée de philosopher en marchant, l’importance donnée à la musique, la volonté de ne pas séparer vie et pensée, autant de pistes qui m’avaient attiré lorsque j’étais étudiant à la Sorbonne et dans lesquelles, d’une manière différente certes, je me retrouve encore. Mais pour le fond de la pensée, Pascal me semble plus profond, plus juste, plus humain, infiniment plus. Avec lui, je crois qu’il existe une vérité, un bien, différent du mal, que le dernier mot de tout se situe dans l’amour plutôt que dans la puissance.
Oui, mon cœur et ma raison, j’ajouterais aussi mon esprit, inclinent du côté de Pascal…
Propos recueillis par la rédaction du litteraire.com le 11 août 2022.
Bernard Grasset ‒ Nietzsche et Pascal, Nice, Ovadia, coll. Chemins de pensée, 2021, 337 p. — 22,00 €.