De la disparition des choses et des êtres
Si nous ignorons presque tout du théâtre argentin en France, à l’exception peut-être des œuvres d’Alfredo Arias, de Copi, il est manifeste que, comme l’écrit Julia Elena Sagaseta, depuis longtemps l’Argentine vit une « passion théâtrale » à la fois par le grand nombre des structures existantes aussi bien dans la capitale que dans d’autres villes du pays, mais aussi par la variété des propositions et des auteurs et des autrices.
Giuliana Kiersz incarne l’une des figures montantes de la jeune génération : elle est née en 1991, à Buenos Aires. Elle fait partie de ces jeunes dramaturges retenus par le Royal Court à Londres qui soutient leur travail respectif aux côtés d’ailleurs d’artistes du Pérou, du Chili et d’Uruguay.
Lumières blanches intermittentes est un recueil de trois textes écrits respectivement en 2014 pour celui qui donne son titre à l’ensemble, en 2016 pour B et 2018 pour 502. Il s’agit aussi d’une première traduction en français confiée à Maud Flank.
Les trois textes sont organisés à la fois comme des matériaux littéraires indépendants l’un de l’autre selon un ordre chronologique qui va du plus récent au plus ancien. Les formes d’écriture respectives vont du dialogue dramatique autour de figures de l’échange (Elle, L’Autre, l’Homme) pour 502 insérées dans des fragments avec des titres poétiques, à un monologue — récit construit selon neuf étapes : le temps qui passe, le fil des saisons, l’entrée en jeu de personnages, les itinéraires pour B, jusqu’à la brièveté du pur récit à la première personne du jour où elle a dit qu’elle avait tué le chien j’ai pris la voiture.
Cependant, le recueil réunit une même poétique : celle d’un « road movie » argentin, d’une traversée des plaines. Les routes sont l’image prépondérante, la trajectoire suivie des êtres ou celle que l’ on cherche en vain. Le premier titre, 502, d’ailleurs, fait écho au numéro d’une route. Aller du point B au point A comme dans le deuxième texte. Il faut rouler, toujours rouler comme si le destin des personnages devait se jouer dans ces parcours en voiture. L’imaginaire argentin est sans doute nourri, comme en témoigne son cinéma, de ses grands espaces, de ses zones désertes, de ses lieux de nulle part, de ses stations essence. On arrive et on repart par la route. La vie s’installe dans toute sa simplicité entre ces voyages-errances. L’esprit lui-même peut s’abandonner : je cherche à entrer dans le trou d’où je vois venir la lumière.
Les voix des personnages vont, en vérité, vers leur effacement. La disparition des choses et des êtres semble un achèvement à la fois métaphysique et textuel. Dans 502, il s’agit de jeter les meubles à la mer. Dans B, l’oiseau disparaît avec la pluie et les dernières phrases du dernier texte à leur tour disent : Au loin il me semble voir disparaître le soleil. Il me semble. Il me semble entendre meugler la vache sur laquelle je suis monté avant de disparaître de ce monde. La poésie ainsi épuise le langage.
Une rencontre autour du texte aura lieu très prochainement, le 23 novembre à 19h 30 à la Baignoire à Montpellier en présence de l’auteure, de l’éditrice, Sabine Chevallier, et du metteur en scène Bela Czupon, qui lira des extraits du texte.
Une autre rencontre est prévue au printemps à la librairie du Théâtre du Rond Point à Paris (date non définie).
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marie du crest
Giuliana Kiersz, Lumières blanches intermittentes, traduit de l’espagnol par Maud Flank, Editions espaces 34, collection Théâtre en traduction, 2022, 75 p. — 15,00 €.