Au jeu du logos, Gaston préfère celui de l’expérimentation
Pierre Ansay prouve que Gaston Lagaffe ne se contente pas de foutre le bordel au sein de la Société Dupuis dont il est l’employé. Il remet le monde en cause avec l’appui du médecin sans frontière de la pensée que fut Spinoza et au moyen de la philosophie concrète de Deleuze. Face à une pensée platonicienne calcifiée, stratifiée horizontale, Gaston oppose sa notion de l’instant et de la liberté.
Sa philosophie cultive autant le goût des détails qu’elle fait abstraction des commissaires aux chants d’honneur. Fidèle à l’instrument de musique « cyclotronique » et improbable qu’il a inventé, le personnage de Franquin opte pour les dissonances. Il n’a cesse de casser les bases du pathos. Débordant le réel, il n’est pas cependant qu’un rêveur doux. Son territoire philosophique ne trouve pas ses racines en Grèce car il ne réclame pas du même : il le retourne comme une crêpe. Ses gestuelles, ses rituels sont autant de liturgies contre les conformismes. Les « tragédies » qu’ils fomentent ridiculisent la tragédie grecque. Haro sur les héros et leur théâtre du mensonge et du pouvoir ! Haro sur les sacrifices à la Dionysos ou à la Jésus (qui ont en commun le vin). Gaston s’éloigne des agneaux des dieux. Il préfère les boucs.
Face aux clapotis érudits avides de restitutions kantiennes, il cultive — à dada sur Derrida — la différence (chez lui elle n’a pas besoin de «a » à la place du « e »), loin d’un romantisme intellectuel. Contre les philosophes qui aiment — tel Kant – les horaires fixes et le cabillaud, il garde comme impératif catégorique la préparation des nourritures les plus improbables. Chez cet antihéros le corps n’est pas signe : il fait signe loin du symbolique. Et au jeu du logos, Gaston préfère celui de l’expérimentation. C’est — diront certains — un peu juste pour mettre à mal la philosophie classique. On leur concédera. Mais il n’empêche : Gaston lève le rideau sur les coulisses du discours et tourne en franche rigolades bien des oresties.
La philosophie quitte la langue, la pensée et même le boudoir. Gaston n’y quête pas un pouvoir. Il cherche simplement son chat. Si bien qu’il ne légende rien et n’a cure des courbettes modèles Collège de France (ou de Belgique). Son émotion ne se dit pas directement. Toutefois, à l’inverse de ceux qui n’écrivent pas ce qu’ils pensent et ne pensent pas ce qu’ils écrivent, il préfère au blabla le montage. En cela, il rejoint Pasolini sans le savoir. Son désir s’impose sans se servir de corpus théoriques.
Gaston n’avance qu’en jetant le trouble et prouve que quiconque ne vit pas dans l’instant est prisonnier. Il sait que les pièges mystiques sont bien trop nombreux à menacer les hommes pour ne pas s’y opposer pas comme aux bureaucrates qui ignorent le présent. Ils ne sont pas tous dans la Société Dupuis. Certains viennent de la Grèce antique. Platon est fixe : Gaston reste dans le mouvement. Il déplace le débat entre le désir et la réalité et prouve que tout doit être tenté pour sauver l’homme de la routine. Qu’importe les Idées. Il faut, face à elles, le surréalisme belge de Gaston. A savoir l’art d’incendier les maisons et de se reconnaître à leurs flammes.
jean-paul gavard-perret
Pierre Ansay, Gaston Lagaffe philosophe, Franquin, Deleuze et Spinoza, Editions Couleur Livres, Charleroi, 2012, 117 p. -, 12,00 €