David Sylvester, En regardant Giacometti

L’artiste de Val Bregaglia

Les limites de mon lan­gage signi­fient les limites de mon univers

Lud­wig Wittgenstein

Dans ce célèbre essai, David Syl­ves­ter (1924–2001) — cri­tique d’art bri­tan­nique, grand col­lec­tion­neur, éru­dit « pas­sionné d’art isla­mique, indien et orien­tal », ami des artistes — met l’accent sur le côté ténu des sculp­tures d’Alberto Gia­co­metti (1901–1966), qu’il appré­hende comme des « fos­siles » ayant séjourné sous terre.
De plus, il décons­truit le pro­ces­sus de créa­tion du sculp­teur qui mani­pule le plâtre ou la terre « par tâton­ne­ments ». Gia­co­metti ne pro­cède pas de façon traditionnelle.

L’artiste, tout comme Robert Filliou, est adepte du prin­cipe d’équivalence entre le « bien fait », le « mal fait » et le « pas fait », qui remet en cause la notion de « l’achèvement » d’une œuvre.
Par ailleurs, D. Syl­ves­ter éta­blit des liens entre Gia­co­metti et Witt­gen­stein, notam­ment en ce qui concerne « la réduc­tion » des sujets jusqu’à leur « éli­mi­na­tion ». Syl­ves­ter décrit les rêves de Gia­co­metti, ses manques, ses déboires, ses hantises.

Un auto­por­trait cou­leur de 1921 de l’artiste, jeune, de trois quarts, che­veux cré­pus et bouche sen­suelle, teint mat, ainsi que douze repro­duc­tions, figurent dans l’ouvrage, dont la curieuse Femme-cuillère et Le Couple de 1926, sculp­tures en forme de totems, de bou­cliers, réduites à une essence, réa­li­sées avec un alpha­bet mini­mal — un rap­pel de l’art océa­nien ou des Cyclades, art aimé de Gia­co­metti.
Les per­sonnes humaines sont repré­sen­tées pétri­fiées ou momi­fiées. L’artiste pro­cède à par­tir de la masse, de la forme fon­due qu’il tri­ture, ren­dant le contour flou et acci­denté, « comme si le conseil de Dela­croix, de ne pas s’attacher au contour, avait été pris à la lettre ».

Son sujet est mis à dis­tance, il en résulte la copie du « résidu d’une vision », d’où la nais­sance de « ces minus­cules figures et têtes ». Syl­ves­ter dis­serte lon­gue­ment sur l’appréhension visuelle des sculp­tures car Gia­co­metti semble entre­te­nir une rela­tion de proxé­mique avec ses modèles, une dis­tance intime ou per­son­nelle.
Je relève cette asser­tion tel­le­ment juste : « Vous ne copiez jamais le verre sur la table ; vous copiez le résidu d’une vision (…) chaque fois que je regarde le verre, il a l’air de se refaire, c’est-à-dire que sa réa­lité devient dou­teuse, parce que sa pro­jec­tion dans mon cer­veau est dou­teuse, ou par­tielle. On le voit comme s’il dis­pa­rais­sait… resur­gis­sait… dis­pa­rais­sait… resur­gis­sait… c’est-à-dire qu’il se trouve bel et bien tou­jours entre l’être et le non-être. Et c’est cela qu’on veut copier… ».

David Syl­ves­ter indique que l’œuvre du plas­ti­cien a été lar­ge­ment com­men­tée par Lei­ris, Coc­teau, Dalí, Pari­naud, Genêt, Sadoul — lui-même en décrit les étapes jusqu’à la fini­tion, en bois, en marbre ou en bronze. Le geste du pra­ti­cien par­ti­cipe d’un mou­ve­ment concep­tuel, sym­bo­lique, auquel s’ajoute la dimen­sion de jeu pour cer­tains objets ou l’extrême réduc­tion de la forme ten­dant à l’anomie.
Ainsi, « les figu­rines d’hommes qui marchent de 1948–1950 ont des troncs et des membres qui sont comme des brin­dilles ». Notam­ment pour la Boule sus­pen­due (1930), le cri­tique d’art aper­çoit une res­sem­blance avec les mobiles de Cal­der, et les « machines auto­des­truc­trices, inef­fi­caces » de Duchamp.

Le pas­sage sur les sou­ve­nirs des séances de pose de Syl­ves­ter ainsi que les « quatre cents séances de pose » d’Eli Lothar (pho­to­graphe rou­main) est un mor­ceau d’anthologie. Le cri­tique cerne de près le « personnage-Giacometti » dans un style lit­té­raire d’une qua­lité telle qu’il res­sus­cite et donne à voir chaque mou­ve­ment, les temps d’exécution des toiles et des figu­rines jusqu’à leur des­truc­tion, « le faire-défaire-refaire de Gia­co­metti ».
L’obsession de la tête (et du nez) taraude l’artiste, ainsi qu’une « pas­sion gran­dis­sante pour le for­ma­lisme hié­ra­tique et la symé­trie [des] mosaïques byzan­tines » — l’antithèse des « minus­cules figures de De Chi­rico ». L’artiste a sans doute été influencé par le pay­sage du Val Bre­ga­glia, car « la vue de pics de gra­nit, nus, d’un gris lumi­neux, comme en ape­san­teur, qui s’élèvent jusqu’à des som­mets den­te­lés, offre l’image de têtes fra­giles (…) ».

Je lis qu’Alberto Gia­co­metti s’oppose à la doxa du gigan­tisme sys­té­ma­tique : « Mais la grande sculp­ture n’est que l’agrandissement de petites. Les sculp­tures essen­tielles de n’importe quelles civi­li­sa­tions les plus anciennes sont plu­tôt de petite taille. Qu’elles soient égyp­tiennes ou sumé­riennes, ou chi­noises, ou pré­his­to­riques (…) ».
Au cours de son entre­tien, (la der­nière par­tie de ce texte fon­da­teur), il retrace ses expé­riences auprès de son père, peintre, s’explique lon­gue­ment sur l’influence du sur­réa­lisme sur ses tra­vaux : « ce qui me rap­pro­chait des sur­réa­listes, c’était quelque chose que j’avais en com­mun avec eux, c’était bel et bien une espèce de révolte contre le passé immé­diat. Comme la jeu­nesse d’aujourd’hui et de tou­jours, n’est-ce pas ? Et sur tous les plans. (…). Et d’ajouter : « Et je conti­nue à trou­ver que dans la pein­ture le bras qui res­semble le plus à un bras réel reste pour moi un bras égyp­tien ».

Person­nel­le­ment, je constate chez l’artiste italo-suisse les dua­li­tés femme/homme, les bif­fures, les sca­ri­fi­ca­tions des pein­tures, le côté fil de fer des corps ou l’impression de brû­lure des chairs. J’y trouve une filia­tion à l’art brut plus qu’au sur­réa­lisme ou au cubisme.
D. Syl­ves­ter per­met de suivre et de com­prendre le mys­tère Gia­co­metti, les allers et retours de l’artiste sur ce qui cor­res­pond à sa vision et à ce qu’il trans­pose d’après nature : « Tra­vailler de mémoire, pour moi c’est uni­que­ment pour essayer de refaire seul ce que j’ai vu. Parce que quand on tra­vaille d’après nature on voit tou­jours beau­coup plus que ce qu’on peut faire ».

yas­mina mahdi

David Syl­ves­ter, En regar­dant Gia­co­metti, trad. Jean Fré­mon, éd. L’Atelier contem­po­rain, 5 nov. 2021, 8,50 €

 

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