Entretien avec le peintre franco-américain Jean-Pierre Sergent

 Lire notre article sur l’exposition, de l’artiste,  Sex and rituals

Lelitteraire.com : qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?

Jean-Pierre Ser­gent : Le soleil et le travail.

Que sont deve­nus vos rêves d’enfant ?
Je n’ai jamais vrai­ment eu de rêve du style : “Je veux deve­nir artiste peintre !” Ce sont plu­tôt des évi­dences et des néces­si­tés impé­rieuses qui ce sont impo­sées à moi par les coïn­ci­dences de la vie et ma grande convic­tion créa­trice, ma force de tra­vail et de carac­tère. Par exemple, quand j’élevais des che­vaux dans ma ferme du Haut-Doubs natal, jamais je n’aurais pu ima­gi­ner, ni rêver, jusqu’à deux mois avant de par­tir pour Mont­réal, que j’irais vivre au Canada. De même, quand plus tard, j’ai démé­nagé l’atelier de Mont­réal à New York, je n’y ai pensé que quelques mois aupa­ra­vant. Les évé­ne­ments s’enchaînent et s’imposent dans ma vie de façon évi­dente, par­fois chao­tique, comme dans un rêve tracé par le karma, la des­ti­née ou la force vitale.

A quoi avez-vous renoncé ?
Mal­heu­reu­se­ment, ces temps-ci en France — mais je l’espère, pas pour trop long­temps ! -, j’ai du renon­cer à beau­coup de choses : voyages, vacances, vie sociale, cinéma, achat de livres et même l’an der­nier, je n’ai pas pu pro­duire d’œuvres à cause du manque cruel de moyens finan­ciers. Cela étant en par­tie dû, bien sûr, à la crise éco­no­mique mon­diale qui touche tout le monde, mais éga­le­ment, je pense, à la pau­vreté cultu­relle et éco­no­mique de la région dans laquelle je vis : la Franche-Comté. Il y a aussi bien évi­dem­ment le dés­in­té­res­se­ment pri­maire et cultu­rel des fran­çais pour l’art contem­po­rain. J’ai relu récem­ment les Mes­sages Révo­lu­tion­naires d’Antonin Artaud où il y dénon­çait — déjà en 1936 ! — la même situa­tion finan­cière catas­tro­phique des artistes et des intel­lec­tuels fran­çais de l’époque : “
Mais avant de réduire les intel­lec­tuels à la famine, avant de bri­ser les élites qui font la gloire d’une société, et sur­tout la font durer, la société devrait au moins ten­ter un effort pour se rap­pro­cher de ces élites, c’est-à-dire pour les com­prendre.
Un homme émi­nent à qui je me plai­gnais de la triste situa­tion où sont tom­bés les artistes en France m’a répondu : — “Que voulez-vous ? Dans notre monde, les artistes sont faits pour mou­rir sur un tas de paille, quand ce n’est pas la paille d’un cachot.” ”

D’où venez-vous ?
Je suis né à Mor­teau, dans le Doubs. J’ai heu­reu­se­ment béné­fi­cié de l’enseignement de l’école fran­çaise, qui m’a appris à rai­son­ner et m’a incul­qué un esprit ration­nel et cri­tique. Plus tard, j’ai long­temps vécu en Amé­rique du Nord où j’ai pu refré­ner et mettre un peu de coté mon esprit cri­tique — sou­vent res­tric­tif, exis­ten­tia­liste et néga­tif — pour décou­vrir d’autres modes de pen­ser et d’agir : plus prag­ma­tiques, plus dyna­miques, plus puis­sants et plus irra­tion­nels. Ceci, grâce à la décou­verte, par exemple, des pen­sées amé­rin­diennes et puis méso-américaines au tra­vers de mes voyages au Mexique et au Gua­te­mala. Aujourd’hui : je suis ce que je fais ! Et non plus : je fais ce que j’ai envie de deve­nir ! Quand je peins, je suis, et je connais la pein­ture au même titre que le chas­seur de cigales, qui, dans l’Œuvre de Tchouang-Tseu, devint cigale : — “Je tiens mon bras inerte comme une branche des­sé­chée. Au milieu de l’immensité de l’Univers et de la mul­ti­pli­cité des choses, je ne connais plus que les cigales”.

Qu’avez-vous reçu en dot ?
De ma famille, étant enfant, grâce à mes grands-parents et parents, j’ai appris l’amour de la nature et la géné­ro­sité. Mon grand-père mater­nel, Mau­rice, m’a tou­jours beau­coup aidé et sou­tenu dans ma démarche artis­tique en me disant que les artistes étaient des gens impor­tants pour la société.
De la France, j’ai reçu son immense héri­tage cultu­rel, lit­té­raire et artis­tique, en par­ti­cu­lier, en pein­ture avec toute la période des impor­tants mou­ve­ments pic­tu­raux, de la fin du 19e siècle jusqu’à l’art moderne. En lit­té­ra­ture, tous les écri­vains du siècle des Lumières et du 19e siècle ont eu une influence majeure sur ma pen­sée.
Des Etats-Unis, grâce aux nom­breuses ren­contres mul­ti­cul­tu­relles new-yorkaises, j’ai été enri­chi et influencé par beau­coup de cultures et de modes de pen­ser extra-européens. Toutes ces ren­contres effec­tuées dans les musées avec des œuvres d’arts sublimes et épous­tou­flantes : des Demoi­selles d’Avignon de Picasso, à l’Autumn Rhythm de Pol­lock, aux Pôles Asmats, ainsi que tout l’art amé­rin­dien : Sioux, Navajo, Aztèque, Maya, Yupik ; l’art asia­tique : Japo­nais, Indu, Tibé­tain et l’art afri­cain : Dogon, Luba, Pyg­mées… ont pro­fon­dé­ment ébranlé et changé ma vison de la fonc­tion pro­fonde et du but de l’art.
Dans ma vie pri­vée, des amis(es) incroyables m’ont pro­di­gué beau­coup d’attention, d’amour, d’amitié et de bien­veillance et je garde tou­jours aujourd’hui, et cela grâce à mes amis new-yorkais, un esprit curieux, ouvert et éveillé aux choses du monde, de la culture et de la vie.

Qu’avez vous dû “pla­quer” pour votre tra­vail ?
Ma car­rière artis­tique est d’un bilan plu­tôt posi­tif, puisque j’expose sou­vent, même dans des musées, et j’aime beau­coup mon tra­vail, qui me rem­plit de joie et me pas­sionne. Mais comme on dit en anglais : It’s a bles­sing and a curse ! C’est-à-dire qu’en tant qu’artiste nous avons la chance de tou­cher à “l’âme du monde”, aux pro­blèmes vitaux de l’Homme et de sa conscience… aux grandes inter­ro­ga­tions que sont les rap­ports du corps à la mort, à la sexua­lité, ainsi qu’aux res­sorts de la créa­tion. Tous ces ques­tion­ne­ments nous enri­chissent et nous rendent plus forts face aux aléas de la vie. Mal­heu­reu­se­ment, il y a cepen­dant un prix à payer, comme dans toute démarche per­son­nelle hors norme, et c’est prin­ci­pa­le­ment l’isolement intel­lec­tuel.
Car plus vous avan­cez dans votre recherche, moins il y a de monde com­pre­nant vrai­ment votre posi­tion­ne­ment artis­tique et plus votre art est dif­fi­cile à vendre. Puisqu’au fur et à mesure, les réfé­rences aux tra­vaux des autres artistes s’évanouissent et que les col­lec­tion­neurs et les gale­ristes, par­fois même des plus grands — tout le monde n’a plus la classe d’un Léo Cas­telli ! -, sont sur­tout aujourd’hui des finan­ciers et des esprits de Panurge en puis­sance, plus que des décou­vreurs de talents et des amou­reux de l’art.

On peut aussi com­prendre, que les lois du mar­ché de l’art contem­po­rain, ne sont fina­le­ment ins­ti­tuées que pour pro­mou­voir un art cor­po­rate, insi­pide, poli­ti­que­ment cor­rect et donc regar­dable par tous, rap­por­tant beau­coup de béné­fices infla­tion­nels en ne déran­geant que la pen­sée conser­va­trice et l’esthétique tra­di­tion­nelle bour­geoise du petit peuple, qui a cepen­dant par­fois rai­son de s’interroger sur la per­ti­nence des œuvres et de s’indigner des prix pra­ti­qués. Cet art insi­gni­fiant donc, au sens vide du terme, vendu à des prix astro­no­miques à la pseudo-elite cultu­relle inter­na­tio­nale, ache­tant allè­gre­ment les Pop­pies de Koons ou les Dot Pain­tings de Hirst, juste pour le fun, bloque l’accès du tra­vail des autres artistes aux gale­ries et même aux ins­ti­tu­tions cultu­relles dont les choix cura­to­riaux s’alignent de manière mimé­tique à cet art promu sur le mar­ché à coup de mil­lions de dol­lars.
Ainsi l’artiste ayant une démarche plus intime, plus per­son­nelle et dont les œuvres ne peuvent atteindre ces prix de ventes exor­bi­tants, n’a plus aucune chance ! Et il est de fait repoussé hors des cir­cuits de pro­mo­tion artis­tique, donc mar­gi­na­lisé. Il doit mal­heu­reu­se­ment lais­ser de coté tout espoir de vie “nor­male”. Mais n’en serait-il pas de même pour toute pra­tique inten­sive et pas­sion­nelle dédiée à la danse, à la méde­cine, à l’écriture ou au sacer­doce religieux ?

Un petit plai­sir — quo­ti­dien ou non ?
Bien sûr, le plai­sir est essen­tiel, pou­voir sou­rire est impor­tant, pou­voir man­ger aussi, pou­voir lire, pou­voir mar­cher, faire du canoë, pou­voir peindre, faire l’amour, tout cela est plaisir !

Qu’est-ce qui vous dis­tingue des autres artistes ?
Ma curio­sité insa­tiable pour toutes les cultures pré-industrielles. La com­plexité réflexive de la mise en forme de mes grandes ins­tal­la­tions murales de pein­tures sur Plexi­glas et leur pré­sence impo­sante et magique. Ma recherche fon­da­men­tale sur le sens et la fonc­tion de l’art au tra­vers de l’histoire et d’aujourd’hui. Ma haine intran­si­geante de l’art pour l’art et de tous les tra­vaux déri­va­tifs. La per­ti­nence de mon ico­no­gra­phie qui parle direc­te­ment au cœur et à l’inconscient du spec­ta­teur. La puis­sance de mes har­mo­nies colo­rées et ma volonté féroce de vivre et de créer dans un état de beauté et de grâce spirituelle.

Où tra­vaillez vous et com­ment ?
Depuis l’année 2005, je tra­vaille dans mon ate­lier de Besan­çon (après avoir tra­vaillé plus de treize années en Amé­rique). Beau­coup d’étapes de mon tra­vail sont réa­li­sées sur ordi­na­teur, comme le des­sin des images, avec les pro­grammes Pho­to­shop & Illus­tra­teur. Je tra­vaille éga­le­ment beau­coup sur l’actualisation de mon site Inter­net pour réper­to­rier toutes mes créa­tions et dans lequel j’écris des textes d’explication et de pré­sen­ta­tion de mes œuvres. Je viens juste de finir d’écrire un long texte de soixante-quatorze pages inti­tulé Influences, qui explique le pour­quoi et le com­ment de ma démarche artis­tique si par­ti­cu­lière.
Mon œuvre se com­pose prin­ci­pa­le­ment de pan­neaux de Plexi­glas, qui sont des modules car­rés de 1.05 x 1.05 m de cotés, seri­gra­phiés et peints au dos du Plexi­glas et ensuite assem­blés sur un mur pour créer ainsi des ins­tal­la­tions murales de dimen­sions monu­men­tales. Pour ce qui est de la réa­li­sa­tion et de l’impression de ces modules, je trans­mets depuis mon ordi­na­teur des infor­ma­tions à une machine qui me découpe des films Ruby (films inac­ti­niques rouges blo­quant la lumière), me ser­vant de pochoirs pour inso­ler ensuite l’image sur les écrans séri­gra­phiques. Par la suite, j’imprime à la séri­gra­phie avec une encre acry­lique, envi­ron trois couches d’images super­po­sées de manière aléa­toire et je finis la pein­ture par un fond de cou­leur mono­chrome acry­lique appli­quée au pin­ceau. Tout cela peint à l’envers des pan­neaux de Plexi­glas, en ne sachant pas vrai­ment à quoi res­sem­blera le résul­tat final, puisque l’endroit des pan­neaux est mas­qué d’un film bleu opaque. Le tableau fini est ainsi tou­jours pour moi une révé­la­tion, une décou­verte, une joie et une surprise !

Quelles musiques écoutez-vous en tra­vaillant ?
En tra­vaillant, j’écoute la radio car je dois me concen­trer et je n’aime pas être dis­trait par quoi que ce soit. Le temps du tra­vail est un évé­ne­ment total, impor­tant en soi et qui ne néces­site nul autre expé­dient que lui-même. L’instant de la créa­tion est tou­jours d’une puis­sance forte, magique et inson­dable. Par contre, le soir, j’écoute tou­jours de la musique quand je lis et que j’ai l’esprit plus dis­po­nible. C’est sur­tout de la musique venant d’ailleurs : indienne, nouvelle-guinéenne, afri­caine, bré­si­lienne ou de la musique clas­sique de musi­ciens comme Bach, Cho­pin, Boc­che­rini… ou même Emi­nen, qui me fait rire et me rap­pelle l’humour et l’énergie new-yorkaise…

Quel est le livre que vous aimez relire ?
Je n’ai pas le temps de relire de livres car j’ai devant moi une liste de plus de trois cents livres que j’aimerais lire ! Mais, cepen­dant lors de l’écriture du texte Influences, j’ai recher­ché un pas­sage dans le roman de Sade : Aline et Val­cour et je pense que c’est un livre inté­res­sant en ce sens que c’est une réflexion phi­lo­so­phique et une inter­ro­ga­tion sur les points sui­vants : quels seraient les pays, les socié­tés et les sys­tèmes poli­tiques qui pour­raient per­mettre à l’individu de vivre de la manière la plus libre et la plus res­pec­tueuse pos­sible de son envi­ron­ne­ment et des ses sem­blables : royauté, société tri­bale tra­di­tion­nelle, démo­cra­tie ?
Un autre livre que j’apprécie beau­coup est Les Méta­mor­phoses d’Ovide, qui est à la base de toute la créa­tion lit­té­raire occi­den­tale, peut-être même plus que les livres d’Homère, par­ti­cu­liè­re­ment grâce à ses apports créa­tifs, mytho­lo­giques et oni­riques ! J’apprécie éga­le­ment pour des rai­sons de déve­lop­pe­ment spi­ri­tuel et de connais­sance des phi­lo­so­phies boud­dhistes, le livre des Essais sur le Boud­dhisme Zen de D. T. Suzuki.
Sans oublier bien sûr les écri­vains sui­vants : Artaud, Michaux, Bataille, Bar­to­lomé de Las Casas, Ber­nar­dino de Sahagún, Chat­win, Casa­nova, Gogol, Eliade, Ner­val, Huys­mans, Jung etc. En fait, il m’est impos­sible de répondre à votre ques­tion de manière uni­voque car les livres, la lit­té­ra­ture, les récits his­to­riques et eth­no­lo­giques me bou­le­versent et m’enrichissent autant que l’art !

Quel film vous fait pleu­rer ?
C’est encore une fois une ques­tion très dif­fi­cile : je dirais  Le Nou­veau Monde de Ter­rence Malick, car j’aime beau­coup son film qui retrace l’histoire d’amour entre l’amérindienne Poca­hon­tas et John Smith, un explo­ra­teur euro­péen. C’est filmé avec une len­teur qui est celle des mou­ve­ments du corps chez les peuples tra­di­tion­nels, aux rythmes inté­rieurs cor­po­rels pro­ve­nants des temps pro­fonds et immé­mo­riaux, comme s’ils étaient un peu au ralenti par rap­port à notre rythme cor­po­rel à nous, êtres contem­po­rains sur­ex­ci­tés par toutes nos tech­no­lo­gies, nos névroses et sub­mer­gés de détri­tus et d’informations vul­gaires. Il y est ques­tion du conflit entre deux civi­li­sa­tions qui s’attirent et se repoussent, s’entraident et se détruisent. Cette méta­phore mytho­lo­gique du com­bat entre “la sau­vage” et “le civi­lisé” s’inscrit à la base de mes pré­oc­cu­pa­tions artis­tiques. Com­ment peut-on coha­bi­ter l’un avec l’autre ? Com­ment inté­grer, et peut-on inté­grer des cultures tra­di­tion­nelles au sein de notre éco­no­mie glo­ba­li­sa­trice et nor­ma­li­sa­trice sans les détruire ? Cela semble bien évi­dem­ment impos­sible, mais quelques êtres y arrivent grâce à la magie de l’amour.

Quand vous vous regar­dez dans un miroir qui voyez vous ?
Je ne suis pas tel­le­ment nar­cis­sique, donc je vois un homme d’une cin­quan­taine d’années. Je pense que le corps est le véhi­cule de l’âme et qu’il faut en prendre soin autant que faire se peut : je suis donc végé­ta­rien et essaye de m’infliger aussi peu de stress et de souf­france que pos­sible. Je n’aime pas l’idée du péché ori­gi­nel, ni l’automutilation, ni l’instinct de mort qui est beau­coup trop pré­sent en France. Je ne me sens pas cou­pable d’être en vie, ni d’être un artiste, bien au contraire, je m’en réjouis ! Je pense que le corps doit vivre de manière libre et heu­reuse, dans sa plé­ni­tude et en har­mo­nie avec toutes ses diverses dimen­sions pos­si­ble­ment exploi­tables au tra­vers de la sexua­lité, de l’amour, de l’amitié et des pra­tiques spi­ri­tuelles comme les transes cha­ma­niques, la médi­ta­tion, l’émerveillement au monde et bien sûr la créa­tion artistique.

A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
A per­sonne, j’ai tou­jours écrit et contacté qui je souhaitais.

Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
New York ! Et je suis très fier d’être New-Yorkais ! Cette ville fonc­tionne non seule­ment comme un mythe où tout a été créé, tout est a créer et reste a créer et où tout et tous peuvent coha­bi­ter ; mais elle fonc­tionne éga­le­ment comme une matrice auto­nome, une mère nour­ri­cière, une amante insa­tiable, un sys­tème régé­né­ra­teur et des­truc­teur de la bêtise humaine. C’est la preuve tan­gible et vivante de l’intelligence col­lec­tive des hommes. C’est une ville qui m’a beau­coup donné et qui m’a fait deve­nir ce que je suis aujourd’hui, je lui doit beau­coup, tout… et plus encore !

Quels sont les artistes dont vous vous sen­tez le plus proche ?
Tous les “artistes” des socié­tés tri­bales, tous les cha­mans ayant créé des des­sins, des sculp­tures, des masques ou des vête­ments racon­tant leurs visions de “l’autre monde”. Tous les hommes pré­his­to­riques ou “pri­mi­tifs” ayant ins­crit des pétro­glyphes ou réa­lisé des pein­tures rupestres sur des parois ou des rochers… Tous les artistes des cultures tra­di­tion­nelles mexi­caines, grecques, égyp­tiennes, sumé­riennes : les sculp­teurs, les potiers et les peintres mura­listes. Enfin, pour citer quelques artistes offi­ciels dans notre l’histoire de l’art muséale et chro­no­lo­gi­que­ment depuis les peintres ano­nymes des manus­crits moyen­âgeux aux pri­mi­tifs Ita­liens : Filip­pino Lippi, Cra­nach, Brue­ghel, Cara­vag­gio, Rem­brandt, El Greco, Ver­meer, Gau­guin, Picasso, Morandi, Matisse, Rothko, New­mann, Klein, Beuys, Bas­quiat… Mais celui dont je me sens le plus proche et dont le tra­vail et l’énergie cos­mique m’émeut et m’émerveille encore aujourd’hui, c’est Jack­son Pol­lock, qui est un peu le Miles Davis de la peinture !

Qu’aimeriez-vous rece­voir pour votre anni­ver­saire ?
J’aimerais bien pou­voir retour­ner à New York pour le 4 juillet, qui est le jour de mon anni­ver­saire et éga­le­ment la fête natio­nale amé­ri­caine. Car j’adorerais aller de party en party pour revoir tous mes amis new-yorkais, qui me manquent énor­mé­ment ! On avait l’habitude d’aller ces soirs-là, sur les toits-terrasses de Brook­lyn pour regar­der les feux d’artifices tirés au des­sus de l’Est River avec en fond de scène la sublime vue des buil­dings de Man­hat­tan, et ce furent tou­jours des moments inou­bliables de ren­contres, de danses, de par­tage et d’amitié !

Que défendez-vous ?
La diver­sité cultu­relle et esthé­tique. J’aimerais aussi que l’on arrête de mas­sa­crer encore aujourd’hui, tous les modes de vie et de pen­sée tra­di­tion­nels et tri­baux. Car nous sommes sans doutes les der­niers témoins, des der­niers conflits entre les peuples séden­taires et les peuples nomades, entre les socié­tés indus­trielles d’hyper-consommation contre les socié­tés dites “archaïques”, des mono­théismes et athéismes — qui se res­semblent fina­le­ment de part leurs into­lé­rances — contre tous les poly­théismes aux pen­sées magiques et sau­vages… qui ont leurs débords super­sti­tieux, bien sûr, mais qui sont tel­le­ment plus poé­tiques, humains et harmonieux.

Que vous ins­pire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est don­ner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Hon­nê­te­ment, je n’en pense pas grand chose. La psy­cha­na­lyse m’ennuie ainsi que la phi­lo­so­phie occi­den­tale en géné­ral, de par leur trop grande pra­tique réflexive ona­niste. Car c’est presque tou­jours exclu­si­ve­ment une réflexion sur l’individu et son ego, la rela­tion dominé-dominant, le libre arbitre… ou bien évi­dem­ment sur l’existence ou la non exis­tence de Dieu, ce qui a fina­le­ment très peu d’intérêt. Il n’y est jamais ques­tion de la dimen­sion et de l’évolution méta­phy­sique et cos­mique de l’individu et de la société humaine dans son ensemble et des dif­fé­rents niveaux de conscience que l’on peut atteindre, grâce à la sagesse spi­ri­tuelle, comme il en est ques­tion dans les phi­lo­so­phies orien­tales. Ces sujets me semblent être de la plus haute impor­tance. Il faut médi­ter sur la phrase de Jung dans son livre L’Âme et la vie : — “L’homme occi­den­tal est ensor­celé, main­tenu en escla­vage par les “dix mille choses” qui l’entourent. Il les voit une à une ; il est empri­sonné dans le moi et dans les choses, incons­cient de la racine pro­fonde de l’être.”

Enfin que pen­sez vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la ques­tion ?“
C’est une phrase d’un artiste que j’apprécie beau­coup ! Cette phrase n’aurait jamais pu être pro­non­cée par un Fran­çais qui aurait sans doute dit : -” la réponse est non, et quelle que soit votre ques­tion ! ” ou éven­tuel­le­ment : — “Oui peut-être, mais il fau­dra voir, y réflé­chir, mais votre ques­tion n’est pas très inté­res­sante !“
J’aime cette réponse directe de Woody Allen, son humour et son esprit qui est typi­que­ment amé­ri­cain. Pour les New-Yorkais, peu importe le pro­blème posé, ils essayent tou­jours de s’entraider les uns les autres, dans l’esprit d’entreprendre et croire en l’avenir afin de trou­ver des solu­tions. C’est peut être ça la gran­deur de l’âme humaine au tra­vers de notre his­toire. Non pas que je veuille dénier toute signi­fi­ca­tion aux ques­tions posées et aux réponses don­nées, mais elles ne sont fina­le­ment que secon­daires et sans grande impor­tance. Par contre, et j’insisterai sur ce point, ce qui est impor­tant et essen­tiel : c’est l’échange et le par­tage !
Le moment de l’échange, le sou­ve­nir de l’échange, la mémoire de l’échange, sont beau­coup plus impor­tants que l’objet de l’échange ! Il fau­drait peut-être lire ou relire le livre de Mali­nowski : Les Argo­nautes du Paci­fique, dans lequel il raconte le sys­tème d’échanges sym­bo­liques de la Kula : où quelques Papous, marins intré­pides odys­séens, navi­guaient cou­ra­geu­se­ment dans leurs fra­giles pirogues et sur des dis­tances loin­taines pen­dant des jours sur l’océan, et au péril de leurs vies, pour faire des échanges inter­tri­baux régu­liers de bra­ce­lets et de col­liers de coquillages… Ces superbes objets fait de spon­dyles nacrés rouge, rose ou vio­let, n’avaient abso­lu­ment aucune valeur com­mer­ciale, mais par contre, une immense valeur esthé­tique, sociale, sym­bo­lique et cultu­relle.
L’acte artis­tique est peut-être aujourd’hui encore, comme chez les Argo­nautes du Paci­fique, un des der­niers gestes gra­tuits offerts par les artistes à la société, et aucune culture ne pou­vant com­bler la tota­lité de nos espé­rances, peut-être faut-il res­ter à l’écoute des bruis­se­ments du monde et des êtres humains silen­cieux qui nous entourent !

Pro­pos recueillis pour lelitteraire.com par jean-paul gavard-perret en mars 2013

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