L’Affect semble signer une rechute de MBK dans une mégalomanie nourrie d’une logorrhée souvent peu philosophique
Carnap, dans le Dépassement de la métaphysique, insista sur la nécessité d’interroger les phrases de la métaphysique non pas sur leur corrélat, ni non plus sur leur valeur de vérité, mais quant à leur signification, à savoir : ont-elles un sens ? Il est bien évident que cette analyse, loin de devoir être rejetée, même si elle possède en elle-même ses propres limites, a cependant permis d’épurer une langue qui aurait pu devenir jargonnante, comme purent l’indiquer postérieurement aussi bien Adorno stigmatisant le jargon de Heidegger, que Meschonic montrant les effets de verbiage d’un langage auto-fondé chez les heideggeriens.
Avant tout jugement sur une œuvre qui se prétend géniale, inouïe, révolutionnaire, avant de savoir si ce qui est impliqué par celle-ci a un réel contenu cognitif, il semble qu’il soit nécessaire d’analyser sérieusement sa teneur de sens. Poser cela ne signifie pas qu’il faille rejeter toute pensée dense, solide, qui apparaît au premier abord aride par ses concepts ou bien ardue quant à ses syntaxes. Effectivement non. La Science de la logique de Hegel, ou bien encore De la synthèse active de Husserl (dont la traduction de Marc Richir est parue en 2004 chez Jérôme Million et dont nous saluons ici l’admirable mouvement phénoménologique) en témoignent. S’il y a bien une résistance première dans leurs écrits, résistance de la langue qui se confronte à ce vers quoi elle tend, toutefois, il est notable que leur effort de précision, d’incision conceptuelle et de clarté sont bien les sources de ces complexités, que le lecteur découvre d’emblée à l’orée de leurs textes. Juger de la signification d’un texte n’est pas préjuger de son non-sens selon la difficulté, mais c’est interroger à partir d’analyse précise si ces textes déploient effectivement un sens, s’ils sont en mesure de développer tout au long de leur trajet un véritable schème philosophique.
Et c’est bien d’une telle analyse que nous partons pour lire l’un des derniers livres de Mehdi Belhaj Kacem, auteur mégalomaniaque s’il en est. Mais, nous nous en doutons, la mégalomanie n’a jamais été la preuve de la qualité ou de la pertinence — au contraire, Bergson nous l’a enseigné, se référer à soi, s’imposer en tant que “moi-Je” serait plutôt le signe d’une pensée qui reste dans l’appréhension souvent angoissée de ne pouvoir s’assurer de sa force. D’une pensée qui n’arrive à se faire sienne, et qui est obligée dans un geste schizophrénique de s’auto-idolâtrer.
L’Affect est un livre qui, s’il développe par moments de bonnes analyses, contient cependant nombre d’énoncés dépourvus de signification réelle. Non pas que MBK défende des thèses fausses — il faudrait qu’il y ait une signification dans ces passages - mais, pris dans son ego-trip, dans l’ego-philosophie de lui-même, il s’enferme régulièrement au fil de son propos dans la diarrhée verbale d’une pensée philosophique qui semble bien être à cent lieues de la pensée minutieuse d’un chercheur souhaitant éclaircir avec précision une difficulté. L’ego-trip est d’emblée visible, avec plus de trente-trois mentions egologiques dans le premier chapitre (à peine quatre pages), avant que, peu à peu, MBK s’impose lui-même par autoproclamation comme le penseur qui aurait tout inventé en philosophie, qui aurait réussi à faire un dépassement de Derrida (sans le nommer) de Badiou et de Lacan, de Heidegger et de Wittgenstein.
Ainsi sur la question du Désir et de son inchoation peut-il expliquer que moi, sans même encore connaître tous les auteurs ici cités (…) j’ai l’impression d’avoir été le premier à dégager [ce principe] (p. 23) . Pauvre tonneau des Danaïdes de Platon… attendre le début du XXIe siècle pour lire cela, pour lire que le désir, en tant qu’intensité sans objet, reste toujours inchoatif, au point que son contenu n’est jamais idéal de la raison, ou bien empiriquement établi, mais seulement intensité qui se produit selon des idéaux de l’imagination (Kant, Les Fondements de la métaphysique des mœurs). Il y aurait bien là un bêtisier à constituer sur cet ego-trip, tellement tout cela paraît caricatural, comme une blague à la Sokal et Bricmont tentant de discréditer ce genre de pensée. Mais chez MBK, pas de blague : se prenant au sérieux d’un bout à l’autre, et sans une once d’ironie, il le dit, comme il le clama auparavant, “moi la vérité je parle”, ou plus précisément : je kacémise. Disons-le, toute recherche demande une connaissance précise du champ qu’elle investit, de peur de répéter des thèses déjà discutées, voire approfondies et dépassées, comme c’est parfois le cas obscurément ici.
S’il n’y avait que cette mégalomanie, ce ne serait pas trop grave. Son livre ne vaudrait guère la peine d’être lu. Mais le public risque d’établir un lien, une confusion, entre ce qu’il écrit et la philosophie, voire même l’anti-philosophie — et là il est urgent d’opposer une forme de résistance. En effet, ce livre ne passera pas inaperçu, non seulement parce que MBK est un chasseur de reconnaissance tous azimuts, mais parce qu’en plus il est sous l’autorité de Badiou, philosophe de l’ontologie mathématique mais aussi révolutionnaire maoïste (là se trouve l’un de leurs points communs : leur croyance en la révolution).
Sous l’autorité, sous l’égide, sous la protection… mais pour quelle raison ? Parce que, tout simplement, MBK passe son temps à encenser son maître, qu’il pose par analogie comme Platon, face au Socrate de Lacan. Il est bien évident que Badiou, reconnu certes pour ses travaux sur l’ontologie mathématique, n’en attendait pas autant : pouvoir devenir ainsi, d’un coup, le personnage conceptuel du délire d’un jeune “corsaire de la pensée” - mais qui, assez souvent se transforme en un égarement conceptuel. Il ne faut pas que le public se leurre : le sceau d’un tel mentor n’est en aucun cas un gage de sérieux, d’avancée philosophique, ou encore de pertinence ; c’est uniquement le miroir aux alouettes que peut-être souhaitait Badiou, régulièrement critiqué tant pour ses thèses de philosophie ontologique que pour ses pensées esthétiques ou politiques. Il est fort dommage qu’un tel penseur, quelles que soient les critiques qu’on puisse lui adresser, se soit lié à une telle farce philosophique.
Ajoutons que le public ne doit pas se laisser abuser par la presse branchouille parisienne (Technikart, en premier lieu) qui, loin de lire les livres de MBK — sans quoi elle se serait aperçue du nombre de fautes d’orthographe, comme si l’éditeur avait été incapable de relire les textes et de comprendre ce brouillon de pensée — se contente de ricaner au vu de certaines références people, ou du style décontracté de l’auteur. Ce n’est pas parce que MBK, à longueur de pages, utilise une sorte de jargon très à la mode ou bien carrément pop, que sa pensée est solide et sérieuse, ou encore impertinente d’intelligence.
Ainsi, ne nous y trompons pas : non seulement la pensée de MBK s’empêtre dans son ego-trip, mais en plus elle ressemble à une sorte de dépôt de références mal digérées. Il nous y avait habitués avec l’Antéforme puis Esthétique du Chaos, avant de se reprendre dans Society. Comme s’il avait rechuté, il se perd dans des élucubrations sur les auteurs de la tradition, sans même se rendre compte du ridicule qu’il encourt face à tout lecteur sérieux de cette tradition. La plupart de ses références sont interprétées à l’emporte-pièce, sans connaissances précises. Pour en attester il n’y aurait qu’à reprendre Heidegger face à l’analyse prétendument nouvelle ( !!!) que MBK fait de l’angoisse et qui témoigne d’une mécompréhension totale de la question heideggerienne et des difficultés que celui-ci a rencontrées quant à sa formulation de 1925 (les Prolégomènes à une histoire du concept de temps) à 1929 et son Qu’est-ce que la métaphysique. Il en va de même pour l’importance qu’il donne à l’ennui chez Heidegger, qui n’est pas assez différencié d’avec l’angoisse. Et ce qu’il conçoit comme négativité chez Hegel prête à rire : alors que pour l’auteur de Iéna elle tient au mouvement et dès lors à la dialectique, MBK la confond avec la positivité du concept qui est justement lieu de la réconciliation entre l’en-soi et le pour-soi.
Sans entrer plus avant dans le détail, il apparaît bien que ce livre, in fine, reste décevant, et qu’il aura certainement du mal à convaincre les lecteurs de philosophie.
philippe boisnard
Mehdi Belhaj Kacem, L’Affect, Tristram, 2004, 185 p. — 19,00 €. |