A l’occasion de la parution de son dernier livre, recensé ici, j’ai eu le plaisir d’interviewer l’auteure Denitza Bantcheva.
lelitteraire.com : À la différence de vos romans et de vos autres fictions, ce livre est très personnel. Vous expliquez que vous avez voulu commencer à l’écrire après le suicide de votre mère. Pourriez-vous expliquer ce qui a déclenché le processus d’écriture ?
Denitza Bantcheva : C’était d’abord l’idée que je risquais de conserver d’elle un souvenir qui serait, au fil du temps, de plus en plus déformé (éloigné de sa réalité vivante) et lacunaire. L’idée d’écrire un récit à son sujet s’est imposée à moi avant même que je n’arrive à Sofia où je devais m’occuper de ses obsèques. Une fois sur place, j’ai découvert que beaucoup d’autres gens – à commencer par ma grand-mère – avaient déjà commencé à relire sa vie de façon univoque, à partir de son suicide. Chaque cas de ce genre était comme une raison supplémentaire qui m’obligeait à me mettre au travail au plus vite. J’avais l’impression, d’une part, que le monde qu’elle venait de quitter se remplissait à une vitesse vertigineuse de fausses images d’elle, et d’autre part, qu’il n’y avait plus rien à faire pour elle que d’écrire ce livre où elle habiterait – si toutefois j’arrivais à le mener à bien, ce qui me paraissait assez peu probable.
Est-ce que le genre non fictionnel vous a posé des problèmes particuliers à l’écriture, à vous qui n’aviez écrit que de la fiction (si l’on excepte, bien sûr, vos ouvrages de cinéma) ?
C’est peu dire qu’il m’a posé des problèmes. J’étais convaincue d’être incapable de faire autre chose que de la fiction, en matière de récit. Je n’ai jamais pu, par exemple, entreprendre d’écrire une biographie, alors que j’avais les matériaux de base, notamment sur Jean-Pierre Melville. Mon esprit fonctionne naturellement sur le mode de la fiction : ce qui nourrit mon envie de narration, c’est justement la liberté de transformer et d’inventer. Je m’en étais rendu compte au milieu des années 1990, lorsque le poète Nikolaï Kantchev, qui était mon père spirituel, m’avait pour ainsi dire intimé d’écrire ce qui allait devenir La Traversée des Alpes, en disant : « Tu feras un livre sur tout ce que tu as dû traverser et endurer pour devenir un écrivain français. Demain, je quitte Paris, et tu te mets au travail tout de suite. » Il m’a fallu plusieurs années avant de pouvoir vraiment m’y mettre – chaque fois que j’essayais, je me retrouvais bloquée après avoir rédigé quelques pages mort-nées –, et ce qui a finalement levé le blocage, c’était l’idée subite qu’en fait, personne ne m’obligeait à faire autre chose que de la fiction, même si elle serait issue de choses vécues ou observées, et même si la protagoniste était censée être « moi ». S’agissant de l’histoire de ma mère, c’était encore pire : je n’avais pas le droit moral de faire de la fiction, ni la moindre envie, puisque je voulais la « conserver » à travers le livre. Je ne pouvais ni trouver un ton qui me paraisse juste, ni même savoir où j’allais, en prenant des notes, puisque je n’avais pas la liberté de développer telle ligne narrative comme bon me semblait.
Ce livre n’est pas un récit chronologique de la naissance à la mort de votre mère. Pourquoi ce choix et quels principes ont guidé la composition du texte ?
Au début (pendant trois, quatre, cinq ans), je n’ai fait que prendre des notes de façon désordonnée, tout en sachant que le récit ne serait pas chronologique – la narration linéaire me répugne, d’instinct et parce que je la perçois comme la plus artificielle qui soit. Personne ne vit de façon chronologique : à tout moment, le passé, le présent et nos projets pour l’avenir se mêlent dans notre esprit. La chronologie est tout juste bonne pour un curriculum vitae, à mon sens ; surtout pas pour un récit ne serait-ce qu’un peu approfondi. Il m’a fallu beaucoup de temps pour trouver la composition appropriée pour ce livre. Elle est basée en partie sur des « lignes de sens » (des épisodes narratifs qui s’enchaînent selon telle logique précise), en partie sur le principe des « découvertes » successives – à telle étape, je découvre telle chose ou il me vient telle idée inédite au sujet de ma mère -, et en partie sur des effets de contraste, par exemple entre deux moments assez éloignés de son histoire. C’est justement la construction très souple et variée du récit qui m’a permis de trouver assez d’intérêt au processus de son écriture, par comparaison avec la fiction. C’était la part de liberté et d’inventivité qu’il me fallait pour me stimuler, en l’occurrence.
Avez-vous dû faire des recherches sur la vie de votre mère, questionner des gens, ou vous êtes-vous appuyée uniquement sur ce que vous saviez déjà ?
Mon idée initiale, c’était d’écrire uniquement ce que je savais déjà d’elle. Or, il se trouve que des gens qui l’avaient connue m’en ont parlé spontanément, peu de temps après sa mort ou des années plus tard. J’ai incorporé au récit ce qu’ils m’ont dit. Il m’est aussi arrivé de faire, en feuilletant ses archives, une ou deux découvertes inattendues, que j’ai utilisées aussi. Mais la majeure partie du texte relève du témoignage : c’est ma mère telle que je l’ai connue et telle qu’elle s’était racontée en me faisant des confidences.
Il y a dans le livre une dimension très critique envers le système communiste. Quelle responsabilité attribuez-vous au régime dans le sort de votre mère ?
Je pense qu’elle a été minée par ce régime, comme on peut l’être par une longue maladie, à partir de ses seize ans, même si elle a résisté au processus de destruction avec beaucoup d’énergie, et même s’il y a eu des périodes où elle pouvait se sentir nettement mieux qu’auparavant. Elle n’aurait pas aimé être présentée comme une victime, et ce serait trop réducteur de limiter son sort à cela, mais il n’y avait tout simplement aucun moyen de rester indemne : toute personne appréciable de sa génération, que j’aie connue en Bulgarie (j’en parle à une certaine étape, dans le livre) a été empêchée de s’accomplir pleinement, si elle n’a pas été carrément réduite à rien, conduite au suicide ou à une autre sorte de mort prématurée. Le régime communiste, lorsqu’il dure presque un demi-siècle, comme en Europe de l’Est, ou davantage, comme en Russie, détruit, déforme ou empêche d’avoir le sort qu’ils méritent, sur plusieurs générations, tous ceux qui n’ont pas la tournure d’esprit requise par le totalitarisme. Il a besoin de « bons citoyens », autrement dit, de créatures soumises, qui ne pensent pas par elles-mêmes, qui mouchardent, qui marchent sur autrui et qui mentent comme elles respirent, y compris dans leur for intérieur. Le nazisme n’a pas eu le temps de pousser assez loin ce type de « rééducation » de l’humain ; le communisme, si.
Est-ce que vous pensez que ce livre consacré à votre mère vous a permis d’une certaine manière, si ce n’est de mieux la connaître ou la comprendre, du moins de préserver ce qu’il vous tenait à cœur de conserver de sa mémoire ?
Il me semble que dans une certaine mesure, je la comprends mieux, mais c’est peut-être une illusion. Ce dont je suis certaine, c’est d’avoir réussi à conserver beaucoup de choses, parmi mes souvenirs d’elle, qui se seraient effacées déjà avant que je ne finisse de l’écrire, si je n’avais pas commencé à prendre des notes peu de temps après sa mort.
Finalement, est-ce que l’écriture de cet hommage à votre mère a été pour vous plutôt douloureuse ou vous a aidée à surmonter cette absence ?
Elle a été très douloureuse. J’ai travaillé sur ce livre pendant seize ans (alors que La Traversée des Alpes, quatre fois plus long, m’en a pris neuf) ; ce qui me ralentissait le plus souvent, c’était qu’après deux ou trois semaines consécutives d’écriture, je tombais dans un état de détresse qui m’ôtait la force de poursuivre. Cela venait du contenu du récit. Plusieurs fois, j’ai désespéré de jamais arriver à le finir, ce qui n’avait rien pour me remonter le moral, puisque je considérais ce travail comme un devoir filial. Je suis immensément soulagée d’en être venue au bout. Ce qu’il y a eu de plus réconfortant, depuis l’époque où j’ai commencé à l’écrire, c’est un épisode tout récent. Il se trouve que, par un concours de circonstances imprévu, comme on n’en inventerait pas, mon éditeur l’a fait imprimer en Bulgarie. Lorsque les premiers exemplaires me sont parvenus, j’ai subitement eu l’idée que ma mère avait en quelque sorte quitté Sofia pour vivre en France – comme on avait envisagé autrefois qu’elle ferait.
Cette incursion dans la non-fiction vous a-t-elle donné envie de poursuivre dans ce genre ou est-ce que cela restera une incursion unique ?
Je pense que cela restera une incursion unique, même si l’on ne peut jurer de rien (jusqu’en 2002, j’étais certaine de ne jamais écrire le moindre livre de non-fiction).
Propos recueillis par agathe de lastyns pour le litteraire.com le 21 mai 2021.
Denitza Bantcheva, Visions d’elle, Do, mars 2021, 200 p. — 18,00 €.