Le Chant du cygne suivi de Platonov

Très bel hom­mage rendu à Tché­khov par Alain Fran­çon, qui monte conjoin­te­ment au sein d’une unique repré­sen­ta­tion Pla­to­nov et Le Chant du cygne

Alain Fran­çon, à la suite de Jean Vilar, Pol Quen­tin ou Georges Lavau­dant pour ne citer qu’eux, relève le défi de mon­ter Pla­to­nov, la toute pre­mière pièce écrite par Anton Tché­khov alors qu’il était encore lycéen. Une pièce res­tée à l’état de manus­crit raturé du vivant de l’auteur et répu­tée injouable notam­ment en rai­son de sa lon­gueur indique Fran­çoise Mor­van dans l’introduction qu’elle a rédi­gée pour la nou­velle tra­duc­tion qu’elle vient de réa­li­ser aux côtés d’André Mar­ko­wicz (1).
Le met­teur en scène ne s’est pas contenté de la relec­ture du texte qu’amène cette tra­duc­tion ; il offre à Pla­to­nov un pré­am­bule, une courte pièce en un acte que Tché­khov écri­vit à par­tir d’une de ses nou­velles et dont la ver­sion défi­ni­tive parut en 1897 : Le Chant du cygne. Moins, sans doute, pour inflé­chir la récep­tion de sa ver­sion de Pla­to­nov que pour pro­po­ser, à tra­vers ce “couple” dra­ma­tur­gique, une vision d’ensemble de l’art de Tché­khov et, plus lar­ge­ment peut-être, un point de vue sur ce qui fonde le théâtre.

Un spec­tacle à appré­hen­der comme une tota­lité, certes, mais qui demande à ce que l’on s’attarde sépa­ré­ment sur chaque pièce. Et l’impulsion pre­mière est d’évoquer d’abord Pla­to­nov : c’est l’œuvre inau­gu­rale de Tché­khov et, de plus, sa lon­gueur, le nombre de ses pro­ta­go­nistes invitent à concen­trer le regard sur elle. Alors même que, sur scène, c’est Le Chant du cygne qui ouvre le feu, où Svét­lo­vi­dov, un vieil acteur dont on vient de fêter le jubilé, revient sur sa car­rière, désor­mais der­rière lui. Une tom­bée de nuit pour débu­ter un spec­tacle cen­tré sur une œuvre de jeu­nesse… l’inversion est hau­te­ment signi­fiante : la fin regarde en face les débuts, selon une chro­no­lo­gie rétros­pec­tive seule capable d’ouvrir l’interstice néces­saire à l’analyse, à la per­cep­tion des élé­ments fon­da­men­taux que peuvent rece­ler ces deux pièces.

C’est à Svét­lo­vi­dov, vieillard de 68 ans, que revient d’occuper la scène en pre­mier, confit en soû­le­rie, lancé dans un long mono­logue haché qu’il débite d’une voix de rogomme — qui bien sûr va comme un gant au per­son­nage mais rend dif­fi­cile par­fois la com­pré­hen­sion de ce qu’il énonce. Éruc­tant sa détresse, son déses­poir, essayant de se prou­ver à tra­vers de grandes tirades clas­siques ponc­tuées d’éclats de rire déri­soires qu’il est plus qu’un bouf­fon, il traîne des pieds, semble buter sur le vide. Il évo­lue mal­adroi­te­ment — ivresse oblige — dans une quasi obs­cu­rité que troue d’abord sa lan­terne puis qui se mue en pénombre uni­forme, où un sub­til jeu d’éclairage suf­fit à sil­houet­ter l’homme, le rédui­sant à l’état de fan­tôme en deve­nir. Est-ce un hasard si le second per­son­nage à inter­ve­nir est son souf­fleur — le fan­tôme de l’acteur, son ombre invi­sible ? D’ailleurs, “souf­fler” n’a-t-il pas à voir, éty­mo­lo­gi­que­ment, avec l’âme ?

C’est donc d’âme qu’il s’agit ici — le pro­pos de la pièce dépasse l’anecdote de l’acteur en fin de car­rière et le motif convenu de ce der­nier réflé­chis­sant à sa condi­tion, à sa soli­tude mal­gré les ova­tions du public. En sui­vant à la lettre l’indication de Tché­khov — Nuit. Il fait sombre. — Alain Fran­çon n’interroge-t-il pas ce que signi­fient le visible et l’audible sur une scène de théâtre ? Et puis c’est une pièce sur la fin — la pénombre en est une méta­phore et ce choix d’avoir rem­placé les “bruits de porte” des der­niers ins­tants par une lumière vive fil­trant des cou­lisses, rap­pe­lant les clar­tés dont parlent ceux qui ont vécu une NDE (near death expe­riment) la hisse au niveau de méta­phore d’une ago­nie. Comme l’éclairage, étu­dié pour tis­ser l’ombre, le salut des deux acteurs, subrep­tice et en coin de scène, est à l’image de cette car­rière — de cette vie — qui s’éteint, et dont il ne reste que des sou­ve­nirs - quelle consis­tance ont donc les souvenirs ?

Quelle consis­tance pour les sou­ve­nirs — et quelle consis­tance pour les paroles ? Telle pour­rait être l’une des grandes ques­tions sou­le­vée par Pla­to­nov. Dans une inter­view publiée par le men­suel gra­tuit La Ter­rasse, Alain Fran­çon déclare :
Dans le théâtre tché­kho­vien, les per­son­nages ont une exis­tence presque tau­to­lo­gique, où par­ler revient à exis­ter (…) Savoir écou­ter l’autre, et répondre immé­dia­te­ment avec les bonnes valeurs. L’être est ainsi tout entier dans les mots.
C’est exac­te­ment cela que par­viennent à res­ti­tuer, ici, les acteurs : les répliques voguent à la juste allure de la conver­sa­tion impromp­tue, avec ses pauses, ses accé­lé­ra­tions, ses mon­tées en puis­sance et ses retom­bées quand l’émotion s’épuise ou que se dérobe l’intuition du “quoi dire ?”. Leur ges­tuelle s’accorde à mer­veille avec les into­na­tions de leur voix, créant un jeu pré­cis et fluide où leur élo­cu­tion sans fausse note génère ce tour­billon qu’évoque Alain Fran­çon — et qui rend, jus­te­ment, la pièce si dif­fi­cile à suivre lorsqu’on ne connaît pas le texte.

Qu’est-ce donc que Pla­to­nov ? Une réunion, autour d’un repas fes­tif orga­nisé par Anna Petrovna, jeune veuve d’un géné­ral, de divers per­son­nages unis par des liens fami­liaux, d’affaires ou de voi­si­nage. Au centre des conver­sa­tions qui s’installent avant de pas­ser à table, un cer­tain Pla­to­nov, ins­ti­tu­teur fai­seur d’esclandres… Suit une nuit ter­rible — un long deuxième acte en deux tableaux — où Pla­to­nov pia­note indû­ment sur le cœur de quelques femmes, ce qui, bien sûr, ne sau­rait res­ter amu­se­ment ano­din…
La pièce, très longue, nous l’avons dit, com­porte une mul­ti­tude de per­son­nages dont les inter­ac­tions com­plexes puis leurs déve­lop­pe­ments consti­tuent les res­sorts du drame. Ces rela­tions se nouent petit à petit, au fil des paroles échan­gées dont beau­coup paraissent ano­dines voire ineptes — et pour­tant, comme en lente rep­ta­tion sous ces dia­logues vifs, qui fusent avec la rapi­dité et la spon­ta­néité de la conver­sa­tion à bâtons rom­pus, la tra­gé­die pro­gresse, s’installe, s’exacerbe jusqu’au déchi­re­ment final. Pla­to­nov, le meneur de cette tra­gé­die et qui se dit lui-même sans carac­tère, semble incar­ner la fata­lité non pas des pas­sions, le terme serait trop fort, mais des pen­chants, des incli­na­tions contre les­quelles on ne sait pas lut­ter — on les pressent néfastes mais l’on s’y aban­donne néan­moins. Le “sca­na­dale”, “l’esclandre” Pla­to­nov est peut-être là : par son atti­tude et ses paroles, il rend visible, mani­feste plus que tout autre per­son­nage la fai­blesse humaine. 

Il est vrai qu’un texte de théâtre n’acquiert sa vraie vie que sur scène. Il est cepen­dant des œuvres dra­ma­tiques qui exigent une accli­ma­ta­tion, un abord pro­gres­sif, pré­cau­tion­neux, que la seule repré­sen­ta­tion scé­nique n’autorise pas et Pla­to­nov est de celles-ci. Réduite à son sub­strat livresque, la pièce de Tché­khov — comme n’importe quelle autre — demeure déner­vée, inerte — ris­quons le mot : faus­sée. Mais assis­ter à la repré­sen­ta­tion sans avoir au préa­lable lu le texte expose à glis­ser au-dessus de sa por­tée, de ce qu’elle contient d’essentiel : il est en effet quasi impos­sible de ne pas décro­cher à un moment ou à un autre d’un ensemble de conver­sa­tions qui semblent avoir pour seul objet leur propre ina­nité. Lire le texte aupa­ra­vant per­met de sai­sir ce qui se joue sous cette vola­ti­lité — et donc de per­ce­voir com­bien les condi­tions scé­niques valo­risent ces profondeurs-là.

À moins de connaître par cœur le texte de Tché­khov — ou d’avoir sous les yeux celui qu’Alain Fran­çon a pro­posé aux comé­diens — il est impos­sible de poin­ter pré­ci­sé­ment les coupes que le met­teur en scène a effec­tuées dans le texte. Mais il a conservé l’ensemble des per­son­nages mis en scène par le dra­ma­turge, et ce qu’il faut de ces répé­ti­tions, de ces redites qui se réper­cutent d’une réplique à l’autre (“Je ne com­prends pas !” “C’est vous ?” “Que voulez-vous ?” “Que venez-vous faire ici ?”…) pour main­te­nir intact ce qu’elles disent de l’attitude des pro­ta­go­nistes, des rela­tions qui se nouent entre eux — ce qu’elles disent, aussi, de la vacuité de la parole. Et puis ces redites par­ti­cipent de l’oralité, sur laquelle joue Tché­khov, en don­nant à cha­cun de ses per­son­nages des traits de lan­gage qui leur sont propres et signent à la fois leur carac­tère, leur sta­tut social — authen­tique ou sur­fait — et condi­tionnent, ainsi, le rap­port qui va s’installer entre eux. Est aussi per­ti­nente la façon dont les per­son­nages se nomment les uns les autres — par le pré­nom seul (qui peut être dit en fran­çais, ou sous forme de dimi­nu­tif), accom­pa­gné ou non du patro­nyme, puis du nom de famille… Autant de sub­ti­li­tés qui échap­pe­ront à qui­conque assis­tera à la repré­sen­ta­tion l’esprit vierge.

Eu égard à l’événement que consti­tue le mon­tage de Pla­to­nov, on tend à s’arrêter sur cette seule pièce, en oubliant par­fois qu’Alain Fran­çon a choisi de mon­ter en pré­am­bule Le Chant du cygne. Or c’est bien dans sa glo­ba­lité qu’il faut consi­dé­rer ce spec­tacle — Pla­to­nov pré­cédé du Chant du Cygne. Non que ces pièces s’éclairent l’une l’autre, ou soient liées par un quel­conque rap­port, évident et clair, de conti­nuité ou de conti­guïté, mais l’ensemble que forme leur repré­sen­ta­tion conjointe est, lui, signi­fiant. Il témoigne certes d’un regard sur l’art dra­ma­tique de Tché­khov mais il s’en dégage aussi une réflexion sur l’essence même du théâtre — la part qu’y jouent la vue, l’ouïe, du spec­ta­teur ; ce que véhi­culent les paroles, leur ina­nité ou au contraire leur por­tée ; la manière dont, sur une scène, on peut trans­mettre, tra­duire ailleurs que par le canal des mots ce qui se noue entre des per­son­nages.
C’est tout cela qui est en jeu ici, bien au-delà de l’œuvre par­ti­cu­lière de Tché­khov. Mais sur­tout, c’est un spec­tacle qui demande à être vu, revu, et revu encore pour être appré­cié à sa juste (dé)mesure, pour qu’en soient per­çues toutes les finesses — ou qui, à tout le moins, exige que l’on vienne à lui avec, en tête, les textes de Tché­khov, faute de quoi on encourt le risque de se sen­tir en terre étran­gère pen­dant les quelque quatre heures que dure la représentation…

isa­belle roche

(1) À lire impé­ra­ti­ve­ment avant d’aller au théâtre de La Col­line, pour qui­conque ne connaî­trait pas ces œuvres :
- Anton Tché­khov,Pla­to­nov (ver­sion inté­grale, tra­duite du russe par André Mar­ko­wicz et Fran­çoise Mor­van), Les Soli­taires intem­pes­tifs coll. “tra­duc­tions du XXIe siècle”, 2005, 400 p. — 8,00 €.
Outre son inté­rêt didac­tique, cette édi­tion — qui spé­ci­fie les coupes opé­rées par l’auteur, pré­cise les variantes et donne de pré­cieuses infor­ma­tions quant à l’usage de fran­çais dans la haute société russe de la fin du XIXe siècle, quant à la signi­fi­ca­tion aussi, des dif­fé­rentes manières dont les per­son­nages se nomment l’un l’autre — pro­pose, à tra­vers la longue intro­duc­tion signée Fran­çoise Mor­van, non seule­ment un pré­cieux his­to­rique de cette pièce mais aussi de très per­ti­nentes consi­dé­ra­tions sur le métier de tra­duc­teur et l’acte de tra­duc­tion sur les­quelles il convient de s’arrêter…
- Anton Tché­khov, Pièces en un acte (tra­duit du russe par André Mar­ko­wicz et Fran­çoise Mor­van), Actes sud coll. “Babel”, novembre 2005, 320 p. — 9,00 €.

Le Chant du cygne suivi de Pla­to­nov
Textes fran­çais de Fran­çoise Mor­van et André Mar­ko­wicz
Mise en scène :
Alain Fran­çon
Dra­ma­tur­gie :
Guillaume Lévêque et Michel Wit­toz
Avec :
Le Chant du cygne — Jean-Paul Rous­sillon et Gilles Segal
Pla­to­nov — Hélène Alexan­dri­dis, Éric Ber­ger, Carlo Brandt, Jean-Yves Cha­te­lais, Irina Dalle, Éric Elmos­nino, Alexan­dra Flan­drin, Pierre-Félix Gra­vière, Guillaume Lévêque, Sava Lolov, Julie Pilod, Samuel Réhault, Alain Rimoux, Jean-Paul Rous­sillon, Régis Royer, Gilles Segal, Domi­nique Vala­dié, Abbès Zah­mani
Décor :
Jacques Gabel
Cos­tumes :
Patri­cia Cau­che­tier
Lumière :
Joël Hour­beigt
Uni­vers sonore :
Vincent Haenni et Gabriel Scotti
Durée du spec­tacle :
Le Chant du cygne — 25 mn sui­vies d’un entracte
Pla­to­nov — 3 heures + entracte

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