Philippe Sollers, Légende

Notes bleues pour fleuve jaune

Sollers reste à sa manière un funam­bule et un Icare. Il oblige à ren­ver­ser cer­taines condi­tions habi­tuelles de notre myo­pie. Un tel ques­tion­ne­ment n’implique pas for­cé­ment de réponse. Mais il s’agit néan­moins d’un tra­vail d’éclaircissement afin de de trou­ver la vie au fond de l’incarnation en un mou­ve­ment de ver­tige.
Preuve que l’écrivain ne cesse d’agir sur la lit­té­ra­ture et conti­nue de s’interroger sur ses pru­rits saisonniers.

Aujourd’hui, écrit l’auteur, « la bête, deve­nue pro­gres­siste et la pro­pa­gande puri­taine ont fait leur nid dans la nou­velle Tri­nité Tech­nique. » Tout est dit pour nous faire tou­cher le fond du chaos dont le Covid est devenu une expé­rience sombre et noc­turne. Mais Sol­lers ne tombe pas dans les pièges de l’époque.
Il reste liber­taire et liber­tin afin de faire res­sen­tir une conscience dif­fé­rente du monde même si désor­mais il semble prê­cher dans le vide.

Mais il avance pour brû­ler tous les masques. Pour lui, le réel tel qu’on le raconte demeure insuf­fi­sant. Dès lors, il reste le semeur d’utopie dans l’effondrement de l’époque. Ce roman bref pétille d’intelligence et se nour­rit par­fai­te­ment de ses pas­sions et de son iro­nie qu’il défi­nit en citant Schle­gel: « l’ironie est la claire conscience de l’agilité éter­nelle et la plé­ni­tude infi­nie du chaos ».
Et la fic­tion est là pour en illus­trer les tours (de passe-partout) et contours (des passe-partout) qui font prendre des ves­sies pour des lan­ternes. Et le joyeux roman­cier opte pour une “tri­via­lité posi­tive” chère à Baudelaire.

Au moment où le monde est clos et que tout est en sus­pens, “les repré­sen­tants du vieux Dieu mort et de la vieille lit­té­ra­ture sont des­ti­tués, mais conti­nue­ront à par­ler et à écrire comme si de rien n’était, ce qui est sans impor­tance, puisque plus per­sonne n’écoute ni ne lit vrai­ment. Les Banques, le Sexe, la Drogue et la Tech­nique règnent, la robo­ti­sa­tion s’accélère, le cli­mat explose, les virus pour­suivent leurs ravages mor­tels, et la pla­nète sera invi­vable pour l’humanité dans trente ans. Mal­gré tout, un nou­veau Cycle a déjà com­mencé, et les masques tombent.” écrit l’auteur

Il se limite appa­rem­ment à des constats : mais ils sont sou­ter­rains. Si bien que l’espace reste flot­tant jusqu’au bout. D’autant que Sol­lers cultive tou­jours autant la pas­sion des inter­stices. C’est une manière de faire pro­fi­ter lec­trices et lec­teurs de moments de sus­pen­sion. Preuve qu’un cer­tain badi­nage — lorsqu’il est maî­trisé – crée un uni­vers fas­ci­nant car décalé, ténu et essen­tiel là où s’abolissent toutes conclu­sions.
L’écriture pré­fère l’errance et le trouble en détour­nant tout dénoue­ment. Au milieu du tan­gible, l’auteure crée la pagaille selon une tech­nique impeccable.

Le cir­cons­tan­ciel reste ici habi­le­ment et para­doxa­le­ment secon­daire. Par les inci­sions de lumière sur les flaques de néant, Sol­lers fait per­ce­voir — au-delà des illu­sions d’optique men­tale — ce qui est aban­donné, versé ou abîmé. Plus que jamais, il s’agit face à la puis­sance des nou­vel­le­tés de « trou­ver le nou­veau dans le cœur brû­lant de l’ancien » contre ce que Lau­tréa­mont — cité par l’auteur — annon­çait : “Dans la nou­velle science, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence.”

Pour Sol­lers, face à cette suc­ces­sion des choses, chaque mot garde, en son « ape­san­teur », un poids. Et le cor­pus crée une fic­tion char­gée de mou­ve­ments para­doxaux. Une ascen­sion a donc lieu de facto là où — de plus — un incons­cient émerge. Il devient la pro­jec­tion d’un moi vivant et d’une extase du monde loin de tout bavar­dage là où le brio de l’auteur fait moins de place à l’ego. L’autre reste donc tou­jours l’horizon du roman même si l’auteur croit à l’opacité soli­taire du tra­vail d’écriture.
Elle seule per­met de se confron­ter aux mor­sures morales et idéo­lo­giques qui font le corps et l’esprit à l’écoute des bruits non seule­ment du monde mais de son double numé­rique et technologique.

feuille­ter le livre

jean-paul gavard-perret

Phi­lippe Sol­lers, Légende, Gal­li­mard, collec­tion Blanche,  2021, 128 p. — 12,50 €.

Leave a Comment

Filed under Romans

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>