Notes bleues pour fleuve jaune
Sollers reste à sa manière un funambule et un Icare. Il oblige à renverser certaines conditions habituelles de notre myopie. Un tel questionnement n’implique pas forcément de réponse. Mais il s’agit néanmoins d’un travail d’éclaircissement afin de de trouver la vie au fond de l’incarnation en un mouvement de vertige.
Preuve que l’écrivain ne cesse d’agir sur la littérature et continue de s’interroger sur ses prurits saisonniers.
Aujourd’hui, écrit l’auteur, « la bête, devenue progressiste et la propagande puritaine ont fait leur nid dans la nouvelle Trinité Technique. » Tout est dit pour nous faire toucher le fond du chaos dont le Covid est devenu une expérience sombre et nocturne. Mais Sollers ne tombe pas dans les pièges de l’époque.
Il reste libertaire et libertin afin de faire ressentir une conscience différente du monde même si désormais il semble prêcher dans le vide.
Mais il avance pour brûler tous les masques. Pour lui, le réel tel qu’on le raconte demeure insuffisant. Dès lors, il reste le semeur d’utopie dans l’effondrement de l’époque. Ce roman bref pétille d’intelligence et se nourrit parfaitement de ses passions et de son ironie qu’il définit en citant Schlegel: « l’ironie est la claire conscience de l’agilité éternelle et la plénitude infinie du chaos ».
Et la fiction est là pour en illustrer les tours (de passe-partout) et contours (des passe-partout) qui font prendre des vessies pour des lanternes. Et le joyeux romancier opte pour une “trivialité positive” chère à Baudelaire.
Au moment où le monde est clos et que tout est en suspens, “les représentants du vieux Dieu mort et de la vieille littérature sont destitués, mais continueront à parler et à écrire comme si de rien n’était, ce qui est sans importance, puisque plus personne n’écoute ni ne lit vraiment. Les Banques, le Sexe, la Drogue et la Technique règnent, la robotisation s’accélère, le climat explose, les virus poursuivent leurs ravages mortels, et la planète sera invivable pour l’humanité dans trente ans. Malgré tout, un nouveau Cycle a déjà commencé, et les masques tombent.” écrit l’auteur
Il se limite apparemment à des constats : mais ils sont souterrains. Si bien que l’espace reste flottant jusqu’au bout. D’autant que Sollers cultive toujours autant la passion des interstices. C’est une manière de faire profiter lectrices et lecteurs de moments de suspension. Preuve qu’un certain badinage — lorsqu’il est maîtrisé – crée un univers fascinant car décalé, ténu et essentiel là où s’abolissent toutes conclusions.
L’écriture préfère l’errance et le trouble en détournant tout dénouement. Au milieu du tangible, l’auteure crée la pagaille selon une technique impeccable.
Le circonstanciel reste ici habilement et paradoxalement secondaire. Par les incisions de lumière sur les flaques de néant, Sollers fait percevoir — au-delà des illusions d’optique mentale — ce qui est abandonné, versé ou abîmé. Plus que jamais, il s’agit face à la puissance des nouvelletés de « trouver le nouveau dans le cœur brûlant de l’ancien » contre ce que Lautréamont — cité par l’auteur — annonçait : “Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence.”
Pour Sollers, face à cette succession des choses, chaque mot garde, en son « apesanteur », un poids. Et le corpus crée une fiction chargée de mouvements paradoxaux. Une ascension a donc lieu de facto là où — de plus — un inconscient émerge. Il devient la projection d’un moi vivant et d’une extase du monde loin de tout bavardage là où le brio de l’auteur fait moins de place à l’ego. L’autre reste donc toujours l’horizon du roman même si l’auteur croit à l’opacité solitaire du travail d’écriture.
Elle seule permet de se confronter aux morsures morales et idéologiques qui font le corps et l’esprit à l’écoute des bruits non seulement du monde mais de son double numérique et technologique.
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jean-paul gavard-perret
Philippe Sollers, Légende, Gallimard, collection Blanche, 2021, 128 p. — 12,50 €.