Une bonne surprise de cette rentrée littéraire
Le « H » du titre, c’est alternativement Hilde, la jumelle taciturne, la « bizarre », celle qui parlera tard mais observe et assimile tout, et Helga, sa sœur avide de complaire et de se comporter conformément aux attentes de ses parents et de la société. Mais l’ombre du double « H » les rattrape, les précède puis les suit : leur père Hans Hinner signa en effet son premier article d’aspirant journaliste « H-H ». Un père qui en tant que directeur d’un journal local collabore activement à l’idéologie nazie sous le Troisième Reich, mais va tout aussi facilement se fondre dans la Romagne postfasciste qu’il avait appris à sa famille à vivre dans le Sud-Tyrol en Allemands fiers et pleins d’assurance dans leur victoire.
La majeure partie de l’histoire de cette famille (on remonte à la Première Guerre mondiale où le grand-père maternel perdra une jambe) nous est donc contée à travers les yeux d’une des deux jumelles Hinner, mais il y a aussi quelques excursus de personnages qui vont – ou pas – finir par prendre leur part dans le récit (Franco, futur mari de Helga, Francesco, ancien chirurgien esthétique et auteur du Manifesto della razza (p322) et amant de Hilde, et avant eux « l’homme de Lenhart » par ex.)
Le roman, malgré certaines longueurs à déplorer, vaut autant par sa valeur et ses qualités intrinsèques d’écriture et de style – des phrases aussi pesantes que l’atmosphère avant, pendant et après les dictatures hitlérienne et mussolinienne –, que par l’éclairage original qu’il jette justement sur le quotidien d’une famille banale pendant ces époques fermées et troublées.
On y apprend au passage qu’Hitler n’était pas végétarien comme il se plaisait à le faire croire pour des raisons idéologiques (p169), mais raffolait du pigeon rôti (pour les amateurs, voyez la recette p.168), qu’il méprisait Mussolini (« Pas du tout envie d’écouter le verbiage de Mussolini ») et était accro à la méthamphétamine, dont il abusait pour apaiser des maux de dents (dus à « la surconsommation de lait de vache » ?), des « douleurs au niveau du cou […] et des glandes lymphatiques », et qu’en découlaient des « pics d’euphorie », la « sensation de bien-être et de surpuissance », suivie d’épisodes de « paranoïa et d’apathie ».
Dans cette ambiance lourde où les côtes grises de l’Adriatique accueillent tout ce que l’Europe post-apocalyptique compte de beau monde – « criminels de guerre allemands et des Balkans, collaborateurs français […], Sud-Tyroliens et fascistes italiens prêts à se lancer dans une nouvelle carrière politique, convalescents sans scrupules […], spéculateurs qui recyclent les surplus de l’armée » (p179) –, les Hinner père, mère (qui meurt tôt) et filles prospèrent grâce à des fonds accumulés suite à la spoliation des Juifs, puis à leur bel esprit d’entreprise.
Cependant, si Helga et son mari cuisinier hors-pair semblent à l’aise dans leur rôle d’entrepreneurs, Hilde reste « engluée dans une réalité qui ne lui appartient pas » et souffre de n’être pas si étrangère que ça à « une activité qui est née avec l’argent du Troisième Reich » (p325). Sa fin, le lecteur l’apprend dans l’Interlude qui sépare les deux récits (« Hilde » et « Helga »).
Si l’on en termine en évoquant le fidèle compagnon de tout le roman, la chienne Blondi (en référence à « la Blondi de Hitler »), un berger allemand qui plus est ; nul besoin de préciser que l’auteur de ce roman, s’il se plie à l’exercice du devoir de mémoire avec cette fiction si réelle et réaliste, n’hésite pas à ponctuer le noir de remarques ou allusions, de clins d’yeux ironiques, et manie le sarcasme juste ce qu’il faut pour ne pas être pesant.
Pour la bonne bouche, citons en exemple le passage où le couple italiano-allemand tente de choisir le prénom de son premier enfant (p. 340), entre Hans Bergamaschi et Piero Hinner…
agathe de lastyns
Giorgio Franco, La Jumelle H, traduit de l’italien par Louise Boudonnat, Verdier, coll « Terra d’altri », septembre 2019, 348 p. – 24,50€