Giorgio Franco, La Jumelle H

Une bonne sur­prise de cette ren­trée littéraire

Le « H » du titre, c’est alter­na­ti­ve­ment Hilde, la jumelle taci­turne, la « bizarre », celle qui par­lera tard mais observe et assi­mile tout, et Helga, sa sœur avide de com­plaire et de se com­por­ter confor­mé­ment aux attentes de ses parents et de la société. Mais l’ombre du double « H » les rat­trape, les pré­cède puis les suit :  leur père Hans Hin­ner signa en effet son pre­mier article d’aspirant jour­na­liste « H-H ». Un père qui en tant que direc­teur d’un jour­nal local col­la­bore acti­ve­ment à l’idéologie nazie sous le Troi­sième Reich, mais va tout aussi faci­le­ment se fondre dans la Romagne post­fas­ciste qu’il avait appris à sa famille à vivre dans le Sud-Tyrol en Alle­mands fiers et pleins d’assurance dans leur vic­toire.
La majeure par­tie de l’histoire de cette famille (on remonte à la Pre­mière Guerre mon­diale où le grand-père mater­nel per­dra une jambe) nous est donc contée à tra­vers les yeux d’une des deux jumelles Hin­ner, mais il y a aussi quelques excur­sus de per­son­nages qui vont – ou pas – finir par prendre leur part dans le récit (Franco, futur mari de Helga, Fran­cesco, ancien chi­rur­gien esthé­tique et auteur du Mani­festo della razza (p322) et amant de Hilde, et avant eux « l’homme de Len­hart » par ex.)

Le roman, mal­gré cer­taines lon­gueurs à déplo­rer, vaut autant par sa valeur et ses qua­li­tés intrin­sèques d’écriture et de style – des phrases aussi pesantes que l’atmosphère avant, pen­dant et après les dic­ta­tures hit­lé­rienne et mus­so­li­nienne –, que par l’éclairage ori­gi­nal qu’il jette jus­te­ment sur le quo­ti­dien d’une famille banale pen­dant ces époques fer­mées et trou­blées.
On y apprend au pas­sage qu’Hitler n’était pas végé­ta­rien comme il se plai­sait à le faire croire pour des rai­sons idéo­lo­giques (p169), mais raf­fo­lait du pigeon rôti (pour les ama­teurs, voyez la recette p.168), qu’il mépri­sait Mus­so­lini (« Pas du tout envie d’écouter le ver­biage de Mus­so­lini ») et était accro à la métham­phé­ta­mine, dont il abu­sait pour apai­ser des maux de dents (dus à « la sur­con­som­ma­tion de lait de vache » ?), des « dou­leurs au niveau du cou […] et des glandes lym­pha­tiques », et qu’en décou­laient des « pics d’euphorie », la « sen­sa­tion de bien-être et de sur­puis­sance », sui­vie d’épisodes de « para­noïa et d’apathie ».

Dans cette ambiance lourde où les côtes grises de l’Adriatique accueillent tout ce que l’Europe post-apocalyptique compte de beau monde – « cri­mi­nels de guerre alle­mands et des Bal­kans, col­la­bo­ra­teurs fran­çais […], Sud-Tyroliens et fas­cistes ita­liens prêts à se lan­cer dans une nou­velle car­rière poli­tique, conva­les­cents sans scru­pules […], spé­cu­la­teurs qui recyclent les sur­plus de l’armée » (p179) –, les Hin­ner père, mère (qui meurt tôt) et filles pros­pèrent grâce à des fonds accu­mu­lés suite à la spo­lia­tion des Juifs, puis à leur bel esprit d’entreprise.
Cepen­dant, si Helga et son mari cui­si­nier hors-pair semblent à l’aise dans leur rôle d’entrepreneurs, Hilde reste « engluée dans une réa­lité qui ne lui appar­tient pas » et souffre de n’être pas si étran­gère que ça à « une acti­vité qui est née avec l’argent du Troi­sième Reich » (p325). Sa fin, le lec­teur l’apprend dans l’Interlude qui sépare les deux récits (« Hilde » et « Helga »).

Si l’on en ter­mine en évo­quant le fidèle com­pa­gnon de tout le roman, la chienne Blondi (en réfé­rence à « la Blondi de Hit­ler »), un ber­ger alle­mand qui plus est ; nul besoin de pré­ci­ser que l’auteur de ce roman, s’il se plie à l’exercice du devoir de mémoire avec cette fic­tion si réelle et réa­liste, n’hésite pas à ponc­tuer le noir de remarques ou allu­sions, de clins d’yeux iro­niques, et manie le sar­casme juste ce qu’il faut pour ne pas être pesant.
Pour la bonne bouche, citons en exemple le pas­sage où le couple italiano-allemand tente de choi­sir le pré­nom de son pre­mier enfant (p. 340), entre Hans Ber­ga­ma­schi et Piero Hinner…

agathe de lastyns

Gior­gio Franco, La Jumelle H, tra­duit de l’italien par Louise Bou­don­nat, Ver­dier, coll « Terra d’altri », sep­tembre 2019, 348 p. – 24,50€

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