Tristan Felix crée des actes de magie en ses différents “tableaux”. Et si Oedipe est aveugle par définition, ce n’est pas le cas de la poétesse. Ses livres le prouvent. Ce second entretien avec l’artiste (auquel elle a répondu après avoir oublié à dessein sa première version) le prouve. Elle y poursuit sa révolution culturelle en continuant de surprendre en tourbillonnant à travers ses saisons : dans les nuages d’hiver comme lorsque les arbres s’épanouissent en leur propre processus de mouvement.
Une histoire (ou plusieurs) se révèle(nt), le fantastique s’écrit là où la créatrice se fait clown blanc d’une immaculée conception modèle intempestif voire une chamane espiègle mais profonde.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Les trilles égosillés du merle au printemps sur l’ardoise glissante
La perspective, l’été venu, de faire la course avec le soleil qui décline depuis le solstice
Le désir de retourner dans les marais d’automne pour dessiner et avancer à lenteur d’eau
Le rêve insensé de me retrouver dans un paysage d’hiver de Youri Norstein, le plus émouvant cinéaste d’animation au monde.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je ne me souviens pas en avoir jamais eu, sinon celui de tout oublier, si bien que tout peut enfin commencer, par la création — que je conçois comme une improvisation sur le fil rouge du rasoir.
A quoi avez-vous renoncé ?
J’ai renoncé à comprendre de quoi est faite l’humanité, cette espèce invasive, terrassante, suicidaire qui a dû apparaître sur Terre, un gène vicié collé à l’occiput. J’ai renoncé à comprendre le globish contemporain qui acte l’extermination de toute diversité, car si la langue devient incapable de nommer le vivant, elle en fait son deuil. Je ne renonce donc pas à parler le moins pauvrement possible pour ne pas faire partie d’une espèce dégradée. C’est ma grotesque dignité. Le clown est toujours celui qui, en ignorance de cause, ne fait pas comme tout le monde. C’est lui l’immaculée conception, sans majuscule
D’où venez-vous ?
De derrière chez moi, mais aussi d’Afrique, de Mauritanie, bien qu’atterrie à Saint-Louis du Sénégal, en coucou, pressée de sortir des entrailles d’Estelle — ma mère, de l’écriture de laquelle je suis issue — d’une écriture en fragments perdus dans l’appartement, comme de fragiles osselets de Poucet. On vient toujours de quelque part qui nous expulse. Il faut alors remonter toute l’échelle des vertèbres jusqu’au gisement de moelle. Je viens aussi du Nord, du Sud-Ouest, des Vosges : de la soupe à la bière, des rôties à la fiente de faisan, du purin devant la maison. Je viens encore de l’humour et du délire de mes géniteurs, enfants définitifs, de l’extravagance de ma mère et de la cinéphilie de mon père. Ma mère m’a fait connaître Mick Jagger et Lautréamont, mon père Béla Tarr et Jean Rouch. Je viens toujours de mes amis qui sculptent ma curiosité.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
Souvent, je porte autour du cou ou aux oreilles des grigris en guise d’alliance hors commerce, avec des êtres, des terres : un Janus irlandais qui veille d’anciennes amours, une sheela na gig qui exhibe son vagin contre la mort, un petit ours en or qui vient de mon vieux frère, des créoles de ma mère, comme des cerceaux de cirque. Un héritage magique que je me suis approprié plus qu’il ne m’a été remis. Nul n’a jamais pu m’acheter. Je ne couche pas non plus avec mes éditeurs. Toute compromission serait honte et torture.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Un cognac ou un bas armagnac hors d’âge, un vieux whisky tourbé ; aussi chaleureux qu’une parole bienveillante à un inconnu dans la rue. On ne se parle plus beaucoup, ne trouvez-vous pas ? Santé !
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ?
Je ne connais évidemment pas tous les écrivains. Gageons qu’écrire n’est pas ma profession mais mon mestier, c’est-à-dire mon besoin vital, ma cadence. Je suis de ces écrivains, peut-être comme Llewelyn Powys, Sarah Baune, Jean-François Beauchemin ou Pascal Quignard (parfois hirsute !) qui sont du même organisme que leur écriture, qui vivent viscéralement ce qu’ils écrivent sans avoir à passer par l’écœurante autofiction à la Angot. L’écriture est une superstructure qui devrait emporter le moi très au-delà de lui-même. La plupart des textes publiés se prostituent à la demande de culs de basse fosse en phrases misérables dont on vante l’audace — et la déterminent. Annie Lebrun, dans Ce qui n’a pas de prix, parle de sidération de la laideur. Je me distingue résolument des poètes bègues en loft, philosophes, poseurs ou poéréalistes, même des haïkistes industriels. Je me distingue des chroniqueurs d’ascenseur. Je me distingue de tous les écrivains qui ne savent pas faire chanter la langue et se contentent de rédactions de fin de troisième.
Comment définiriez-vous vos narrations métamorphiques ?
Ouph ! Quelle question ! On doit pouvoir entendre, dans une écriture poétique, la langue à l’œuvre, avec la pression tectonique d’un héritage littéraire, la brûlure d’un sujet intime ou universel, le corps-à-corps avec une roche à fuseler. Mes narrations sont feuilletées, reliées à plusieurs couches à la fois, ô pas toujours simples d’accès ; j’ignore beaucoup de ce que j’y coule. C’est toujours en fusion. Je dois parfois éroder, sinon la chimère pique de trop. Oui, ce sont des chimères et des anamorphoses.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Je ne m’en souviens pas. J’ai adoré Dali, Magritte et Picasso cubiste. Leur sauvagerie ou inquiétante étrangeté troublaient mon adolescence. Je pense qu’au sortir de mon œuf j’ai vu une araignée et que je l’ai suivie innocemment pour apprendre à tisser. Ne riez pas. C’était une grande araignée en contre-jour.
Et votre première lecture ?
En primaire, je lisais couramment et avec le ton sans comprendre consciemment ce que je lisais. Je devais avoir un deuxième cerveau planqué quelque part. À Andernos, je choisissais des livres sur les animaux à la bibliothèque municipale avec ma grand-mère. Mes lectures fondatrices ont été Lautréamont, Baudelaire et Rimbaud, un triptyque offert par ma mère à mes quatorze ans. Un puissant séisme.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Tout sauf une certaine variété gluante, le disco et la techno – encore que certaines compositions hypnotiques me fascinent. J’adore la musique médiévale, les musiques traditionnelles (les termes « musiques du monde » ou « musiques ethniques » m’écorchent parce qu’ils avouent leur disparition ou leur viol occidental), le tango que je danse, le jazz, mais pas le free (sauf si c’est John Coltrane ou Albert Ayler !), et toutes les musiques dont il sont la créolisation, Bach, Mozart, Mahler, Chopin, Debussy, Sati, Piaf, Brel, Ferré, le vent, les abeilles, les ruisseaux, le chant des abysses, le plancher qui craque, la mélodie des langues… presque tout qui atomise et transporte au-delà de soi.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Le dictionnaire, surtout s’il est ancien, parce qu’il conserve ce dont le monde s’est débarrassé pour étaler sa lèpre. Je relis ou me récite régulièrement Baudelaire qui a rendu sublime l’ordure. Je suis presque certaine qu’il en riait d’aise sardonique. J’ai souffert pendant longtemps de troubles de la lecture et n’ose pas relire de peur de perdre encore du temps à ne pas découvrir du nouveau. C’est une erreur car un seul livre, comme La Divine Comédie, Don Quichotte, Tristan et Iseut, Les Désarçonnés ou encore Gargantua se multiplient en mille autres eux-mêmes à chaque relecture. Un vrai livre contient tous les autres.
Quel film vous fait pleurer ?
Je suis une grande pleureuse des salles obscures. Le ruban de rêve n’a pas besoin d’être triste pour mouiller les yeux. Vivre à travers une hallucination argentique ou numérique, être possédé par des créatures d’ombre et de lumière, être donc dépossédé de soi liquéfie littéralement : L’Aurore de Murnau, My way home de Bill Douglas, L’Homme de Turin de Béla Tarr… Ces cinéastes-là sont eux-mêmes possédés par ce qu’ils filment. La caméra ruisselle en avalant leurs larmes.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Un visage que je n’aime pas et dont l’âge s’empare. On ne peut pas se regarder, c’est aux autres à le faire ; alors on se mire dans leur regard. On peut même devenir amoureuse. Je me trouve belle grimée en clown laid ou en fantôme. Le miroir est un puits d’où surgissent nos monstres secrets. Se regarder ou faire un arrêt sur image, c’est mourir.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
J’ai osé écrire à Béla Tarr et dédié un recueil à Youri Norstein et aux Frères Quay (Journal d’Ovaine). J’ose écrire à qui je veux pour protester ou m’enthousiasmer mais je m’abstiens souvent car le destinataire est rarement disponible. Emporté par la création, il a d’autres priorités.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Un lieu mythique… Sans doute Caldragh Graveyard, au sud du nord de l’Irlande où, descendue de la camionnette pleine de chèvres qui m’avait prise en stop, j’ai vu passer un couple de faisans sur le seuil du cimetière avant de découvrir les Janus préchrétiens qui regardaient vers le couchant. Sur une photographie, au pied du plus grand, je joue du bodhrán.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Ce sont, parmi tant d’autres, Chrétien de Troyes, Baudelaire, Huysmans, Beckett, Michaux, les Powys, Sarah Baune, Quignard, Hugo, Stig Dagerman, Hoffmansthal, Artaud (beaucoup s’en réclament, hélas, par convention), Hubert Haddad, Ivar Ch’Vavar (pas ses scatologies chrétiennes) pour les écrivains, Takeshi Kitano, Murnau, Dreyer, Mizoguchi, Bill Douglas, Borzage, Teuvo Puro, Kaurismaki, Abel et Gordon, Béla Tarr, Youri Norstein, les frères Quay pour le cinéma, Kantor, Shoenbein pour le théâtre, Fred Deux, Unica Zurn et maints artbrutistes pour une certaine sorte de dessin, Garouste, Chagall, Soutine, Shultz, Van Gogh, Picasso (pas le cubiste), Safet Zec pour la peinture… Je me sens proche de beaucoup de créateurs par immédiate empathie, sans passer par l’insupportable discours conceptuel capitaliste.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
La vieillesse à retardement, trois poules et un grand chien. J’ai droit aussi à un amoureux ?
Que défendez-vous ?
Je défends la cause du vivant comme beaucoup, hélas trop tard sensibilisés au suicide planétaire à l’œuvre. Jamais je n’ai arraché les ailes d’une mouche et n’excuse l’enfance sadique. Je défends le patient travail de la beauté. La laideur empêche de penser, de jouir, de réagir, de se rebeller. Elle est un opium. Tout a enlaidi : les mots dont on use à tort et à travers, les fringues défigurantes, les créations d’artistes patentés par le pouvoir, l’architecture mortifère, tout ce qui est pressé par le temps. Je défends la poésie au cœur de chaque atome, seul rempart contre la domination parce qu’elle ne tient à rien qu’à elle-même. Je sais cependant que le pouvoir dévore tout ce qui entend lui échapper. Allez donc voir J’veux du soleil ! de François Ruffin. Il parle de beauté à ceux à qui on n’en a jamais parlé. Alors c’est la stupeur.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je me méfie de Lacan. Sa phrase, mortifère et perverse, signifie tout et son contraire. Qui aime donne tout ce qu’il a jusqu’à le perdre parfois. Il faut faire très attention et garder quelques graines au fond de son jardin.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Il a raison de se gausser ! Il n’y a pas de définition à l’amour ; c’est un élan, une aimantation chimique dont on fait un roman pour oublier que nous sommes des bêtes. D’ailleurs, pourquoi l’oublier ?
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Si j’avais déjà répondu à cette interview ! Eh bien, oui ! Je récidive ! Preuve que tout se meut. Meueueueueuh !
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 26 avril 2019.
Quel est cet OVNI débarqué de la planète SYMPATHIE ?
J’adoooore …