Amoureuse des livres, Suzie a obtenu un CAP en reliure d’art suivi d’un Brevet des Métiers d’Art en 2015. En 2016, elle a décidé d’installer son atelier des Reliures Sélune à l’entrée de la forêt de Saint-Sever dans le Calvados, et y travaille depuis au calme.
Suzie détient là un savoir-faire ancien, mais la modernité surgit aussi dans son métier puisqu’elle relie également des livres contemporains : des particuliers qui veulent s’offrir ou offrir un objet banal, devenu précieux.
photos Reliures Sélune
Vous êtes relieuse professionnelle depuis 3 ans, qu’est-ce qui vous a poussée à faire ce métier ?
Les livres m’ont toujours fascinée, davantage pour leur aspect que pour leur contenu. Lorsque j’étais petite, je m’amusais à prendre le plus beau livre (souvent le plus vieux) des étagères que je voyais chez mes parents ou mes grand-parents pour m’installer quelque part et faire semblant de le lire. J’adorais tenir les beaux livres entre mes mains, les feuilleter, me plonger dans ce qu’ils contenaient, comme les héroïnes de mes films préférés. À ce moment-là, je n’avais jamais entendu parler du métier de relieur…
J’ai suivi une tout autre voie jusqu’à mes vingt ans, où je me suis tournée pour la première fois vers un métier du livre, celui de bibliothécaire. Après un stage dans ce milieu, je me suis rendu compte que ce que j’aimais le plus n’était pas d’accueillir, d’animer ou de conseiller les lecteurs, mais plutôt d’être au calme dans les ateliers à rafistoler les livres abîmés ou les préparer pour la consultation. J’ai pris connaissance du métier de relieur à ce moment-là. Je doutais encore de pouvoir en vivre, mais la reliure et l’histoire du livre me passionnaient et j’ai décidé de tenter le coup en entamant une formation (CAP en un an) à Lisieux, qui s’est poursuivie par un BMA sur deux ans. Mes diplômes en poche et des idées plein la tête, j’ai pu ouvrir mon atelier rapidement et me lancer dans l’aventure.
Le métier de relieur est très ancien, vous indiquez d’ailleurs pratiquer la restauration de reliures des XVIIe et XVIIIe siècles. Qu’est-ce qui différencie une reliure du XVIIIe du XIXe ? Une reliure ancienne d’une moderne ?
Pendant longtemps, le métier de relieur comprenait également les métiers annexes : la dorure sur cuir, la marbrure des papiers, la restauration des livres, etc. Certains relieurs exercent encore aujourd’hui à la fois le métier de relieur-doreur et de restaurateur (s’ils ont suivi une formation spécifique pour cela, la restauration des livres n’étant plus enseignée au CAP Reliure, ni au BMA). Mais il existe beaucoup moins d’ateliers de reliure pratiquant la restauration. Les relieurs évoluent assez généralement vers la reliure d’art créative, en jouant avec les structures et matières à la fois traditionnelles et contemporaines pour obtenir un résultat artistique.
Pour ma part, je fais de la reliure créative (tout en conservant au maximum la structure et l’aspect traditionnels auxquels je suis attachée) et restaure également les reliures cuir des XVIIe et XVIIIe siècles, pour lesquelles j’ai suivi plusieurs formations complémentaires. Pour être restaurateur ou créer des pastiches, il faut avoir quelques connaissances en histoire du livre et de sa structure en fonction des différentes époques, afin de rester le plus cohérent possible.
Les principales différences entre les reliures des XVIIe-XVIIIe siècles et celles du XIXe siècle résident à la fois dans leur structure interne et dans leur aspect extérieur : les supports de couture (traditionnellement sur simples ou doubles ficelles de chanvre aux XVIIe-XVIIIe, plus souvent sur rubans au XIXe), la forme du dos et des coiffes, la matière de « couvrure » (cuir plus épais aux XVIIe-XVIIIe, toile/percaline avec décor à la plaque ou cuir plus fin au XIXe), le papier du corps d’ouvrage (à base de pâte chiffon aux XVIIe-XVIIIe, pâte bois plus cassante au XIXe), etc. Il existe certaines « belles » reliures industrielles vendues dans le commerce aujourd’hui, dont les cahiers sont cousus, mais dont les rubans ne sont pas « passés en carton » au moment du montage (étape manuelle rendant la structure solide). Le bloc texte et la couverture cartonnée sur les reliures modernes (industrielles) sont le plus souvent solidarisés par un simple contre-collage de la première page de garde, ce qui est bien entendu beaucoup moins solide et durable.
Quels sont les livres les plus précieux que vous ayez eu à restaurer ?
Les livres anciens et rares peuvent être considérés comme précieux, tout comme les livres plus modernes ayant une valeur sentimentale pour leur propriétaire. Je me souviens, par exemple, même si ce n’était pas une restauration, d’une fanfiction en anglais [une fanfiction, ou fanfic (parfois écrit fan-fiction), est un récit que certains fans écrivent pour prolonger, amender ou même totalement transformer un produit médiatique qu’ils affectionnent, qu’il s’agisse d’un roman, d’un manga, d’une série télévisée, d’un film, d’un jeu vidéo ou encore une célébrité, ndr ] qu’un client m’avait demandé de relier en deux énormes volumes, avec un décor différent en cuir repoussé sur chacun d’eux. Ils ont acquis une grande valeur, puisqu’ils ont été couverts en plein cuir et de façon traditionnelle « made in France » (aujourd’hui, ces livres ont traversé l’Atlantique), et j’en étais particulièrement fière, d’autant qu’il s’agissait de l’une de mes premières commandes.
Plus récemment, j’ai restauré une encyclopédie illustrée de la Normandie en deux volumes demi-chagrin du XIXe siècle, de très belles reliures comprenant de nombreuses gravures originales de monuments qui n’existent plus aujourd’hui ou qui ont été modifiés. On est souvent tenté de feuilleter plus longtemps les documents que l’on restaure, au risque de prendre du retard dans les commandes. Une autre reliure que je considère comme précieuse à mes yeux a été un petit livre de cuisine qu’un client m’avait confié à restaurer, et dont le dos cuir avait été arraché et grignoté par un chien. C’était un livre du XVIIIe siècle sans valeur financière et tout à fait standard, mais son propriétaire y tenait beaucoup et a été particulièrement ému en le récupérant restauré, et ça m’a beaucoup touchée.
A contrario, est-ce qu’on vous demande souvent de relier des livres modernes ? Quels matériaux sont davantage utilisés ?
Oui, on me le demande assez régulièrement. Pour des livres à faible valeur, on peut dans leur structure effectuer un simple collage renforcé du dos après l’avoir arrondi. Mais on peut aussi reformer des cahiers à partir des feuilles volantes pour pouvoir les coudre et rendre l’ouvrage aussi solide et esthétique qu’une reliure traditionnelle. Les autres étapes et les matériaux sont les mêmes : des fils de couture en lin, des plats en carton avec des ficelles de chanvre passées à l’intérieur, de la colle de pâte (amidon) ou vinylique, et pour la couvrure, de la toile, du cuir ou du papier selon le choix du client.
Utilisez-vous encore du parchemin ?
Peu de personnes le savent, mais le véritable parchemin est bien d’origine animale. Ce n’est pas du papier, mais de la peau (très fine) d’animaux mort-nés, qui coûte très cher. J’utilise quelques fois le parchemin (vélin) pour renforcer les coins des livres (sous le cuir ou le papier de couvrure), comme cela se faisait assez souvent au XIXe siècle. Une fois sec, le parchemin est très dur et très résistant. Je l’utilise également pour réaliser des claies (des pièces venant renforcer la structure du dos) sur les reliures anciennes ou les pastiches. Le parchemin peut être utilisé pour couvrir certaines reliures contemporaines ou certaines reliures du XVIe siècle (reliures « hollandaises » notamment).
Heureusement, les relieurs n’utilisent plus de parchemin pour former les pages des livres, comme cela se faisait au Moyen Âge sur des reliures prestigieuses. Le coût serait astronomique et cela demanderait énormément de peaux pour faire un seul livre (on ne les tuent pas exprès, ces pauvres bêtes, mais quand même !). Aujourd’hui, nous pouvons le remplacer par un papier spécifique assez rigide, que quelques-uns appellent « parchemin végétal », et qui a un aspect proche du parchemin.
Ne vous sentez-vous pas comme l’une des dernières gardiennes d’un savoir ancien dans notre société de consommation vouée au tout jetable ?
Je pense que beaucoup d’artisans ont un peu ce sentiment aujourd’hui. En particulier ceux qui recherchent précisément à conserver le savoir-faire traditionnel, celui qui est utilisé depuis des siècles et qui a fait ses preuves. Beaucoup d’artisans font le choix de s’adapter à notre époque contemporaine en proposant une approche plus artistique et plus créative pour rechercher de nouveaux clients, parfois au détriment de la qualité ou de la durabilité. J’espère que les gens s’intéresseront encore aux techniques traditionnelles d’ici trois siècles, et sauront encore ce qu’est (ou était) un vrai livre.
Pour vous, qui du livre ou de la liseuse survivra à l’apocalypse ?
Le livre relié, bien entendu ! Il n’a même pas besoin d’électricité. Il est livré sans fil et autonome, 100% naturel et biodégradable, il ne fait pas mal aux yeux, épouse la morphologie de votre main et sent bon (enfin, la plupart du temps). On me demande souvent si les tablettes ont fait du tort au livre… Je crois que le livre relié n’a pas de souci à se faire, contrairement aux livres industriels. Les fervents lecteurs qui achètent un livre uniquement pour le contenu privilégieront peut-être les liseuses aux livres industriels, puisque ceux-ci n’ont que peu d’avantages.
Mais les bibliophiles resteront toujours amateurs du beau livre en tant qu’objet, autant que de leur contenu — peut-être même davantage.
En définitive, les liseuses sont plutôt positives pour les relieurs.
propos recueillis par fanny s. pour lelitteraire.com le lundi 10 décembre 218.
(entretien publié originellement sur les éditions du Faune)