Nicolas Truffinet, Entre-temps, Blake Edwards

Fin de Party

L’essai de Nico­las Truf­fi­net per­met de com­prendre com­ment Blake Edwards a poussé très loin l’art du contre-temps en jetant le trouble dans la comé­die elle-même, en renouant avec le bur­lesque en un temps où le cinéma ne le pra­ti­quait plus. Il crée du pur cinéma entre la farce et la comé­die roman­tique en ren­ver­sant les rôles et même les emplois des actrices et acteurs. Maître des rup­tures nar­ra­tives, il modi­fie les lois de l’écriture avec au pas­sage une étrange obses­sion pour les per­ro­quets…
Il existe du Tati chez le réa­li­sa­teur, entre autres celui de Play-Time. Comme lui, il pousse le comique vers une sorte d’abstraction dans un monde qui part à la dérive et en un uni­vers fil­mique où l’expérimentation comique est auda­cieuse. Peter Sel­lers reste l’acteur type du réa­li­sa­teur. L’inspecteur Clou­zot va qua­si­ment « man­ger » les films d’Edwards mais pour son bien et le sau­ver de désastres finan­ciers. L’inspecteur gaf­feur des 9 « Pan­thère Rose » tra­verse des films de fac­tures très dif­fé­rentes (ils ne sont en rien de simples « suites ») jusqu’à un faux docu­men­taire sur l’inspecteur puis une trans­for­ma­tion brouillonne mais créa­tive de Roger Moore au mieux de sa forme en Sel­lers (après le mort de ce dernier).

Roi du gag et de la méta­phore comique, le réa­li­sa­teur sait tirer le meilleur de ses comé­diens : c’est vrai pour Sel­lers comme pour Cur­tis. Ce der­nier est plus inté­res­sant chez lui que chez Billy Wil­der. Blake Edwards mul­ti­plie avec l’acteur la pano­plie des genres qu’il aborde. C’est le cas avec sa tri­lo­gie mili­taire et sa reprise avec Qu’as-tu fait à la guerre Papa ?  L’auteur y offre un autre dépla­ce­ment : celui du film de guerre. Tony Cur­tis devient un arri­viste jouant de sa séduc­tion pour mon­ter en grade et en corps (pas seule­ment de garde…).
Dans ces films comme dans l’ensemble de l’œuvre, l’alcool coule à flot. C’est – et non seule­ment dans The Party — chef d’œuvre absolu — un res­sort dra­ma­tique ou comique, entre chro­nique et délire psy­ché­dé­lique. Au monde de l’ « enter­tain­ment » et du busi­ness des « mad­men » cyniques et consu­mé­ristes le réa­li­sa­teur donne une vision désen­chan­tée, là où sou­vent Jack Lem­mon ( celui de  That’s life) devient l’autoportrait du réalisateur.

Victime un temps du « nou­vel Hol­ly­wood » dans les années 70 avec des films pour­tant flam­boyants comme Dar­ling Lily ou La grande course autour du monde, il va renaître dans le bur­lesque avec moins de bru­ta­lité pour sor­tir de ses échecs et en témoi­gnant autant de la libé­ra­tion sexuelle que du renou­vel­le­ment des res­sorts du cinéma muet bur­lesque.
La plu­part des films sont drôles, durs, sans com­plai­sance. Le pes­si­misme est sauvé par l’humour et ses déca­lages nar­ra­tifs et tem­po­rels. Dans S.O.B  — film dit mau­dit mais cer­tai­ne­ment baroque et pas­sion­nant qui inau­gure la grande époque des années 80 -, le réa­li­sa­teur apprend à rire avec le sui­cide dans une suite hir­sute et éton­nante de gags.

Sa période 80–90 ampli­fie ses suc­cès des années 60. Vic­tor Vic­to­ria rameute dans le vin­tage des troubles queer très avant-gardistes et auda­cieux. Des per­son­nages tra­vaillés et fouillés comme Dans la peau d’une blonde dix ans plus tard mettent en échec le machisme. Et ce même si ses films sont moins cen­trés sur les femmes que sur les hommes. Elles gardent – quoique héroïnes secon­daires – des rôles tou­jours impor­tants et ne se limitent pas à des faire-valoir. Sa reprise du film de Truf­faut L’homme qui aimait les femmes (où Burt Rey­nolds y est moins trou­blant que Charles Den­ner) le prouve par­fai­te­ment en leur don­nant voix.

Blake Edwards reste donc celui qui fait le lien entre Mac Carey et Apa­tow voire Jus­tin Power. Recon­nus ou non, tous ses films offrent une cri­tique déjan­tée de la société  et accorde au cinéma une révi­sion des formes comiques. L’excellent essai de Nico­las Truf­fi­net le prouve parfaitement.

jean-paul gavard-perret

Nico­las Truf­fi­net, Entre-temps, Blake Edwards, Edi­tions Play­list Society, 2018.

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