Nouvelle-Orléans, 1937. Le docteur Cukrowicz (Montgomery Clift) vient de prendre ses fonctions à Lions View, un hôpital psychiatrique de La Nouvelle-Orléans, mais est rapidement découragé par le manque de moyens octroyés à l’établissement.
C’est alors qu’il reçoit une étrange proposition de la part de Violet Venable (Katharine Hepburn), une riche notable qui vient de perdre son fils Sebastian dans des circonstances étranges. Celle-ci est prête à lever un fonds d’un million de dollars si le Dr Cukrowicz accepte de pratiquer une lobotomie sur sa nièce Catherine Holly (Elizabeth Taylor) qui, selon elle, aurait perdu la raison depuis la mort de son cousin…
Grâce à l’initiative de l’éditeur Carlotta, cette nouvelle restauration 4K de Suddenly, Last Summer, pièce en un acte de Tennessee Williams jouée à Broadway en 1958 et abordant des sujets tabous tels l’homosexualité, la prostitution ou encore le cannibalisme, permet de suivre l’enquête psychanalytique, aussi sombre que tortueuse, menée par le docteur et psychiatre Cukrowicz. Celui-ci, dans le cadre d’une esthétique hautement onirique et symbolique magnifiée par le noir et banc de Mankiewicz, va tout mettre en œuvre – sauf le recours au bistouri qu’on exige de lui – pour que Catherine, en proie d’hallucinations hystériques obscènes à l’évocation de son cousin, puisse retrouver la mémoire, quitte à révéler alors une vérité des plus dérangeantes et dont personne ne veut.
Passant au crible les relations interpersonnelles des protagonistes, c’est bien la recherche de la vérité, au détriment de ses seuls intérêts, qui anime le part ailleurs fort glacial docteur. Car si le film s’ouvre sur une lobotomie pratiquée par Cukrowicz dans une modeste sinon vétuste clinique, c’est la scène finale tragique qui donne en un effet de flashback (avec en surimpression le visage de Catherine Holly) devenu classique (et déjà convoqué par le réalisateur dans Chaînes conjugales et Eve) tout son sens aux séquence psychiques obscures qui précédaient, nous révélant – conditio sine qua non de la guérison de la jeune femme - quelles ont été les dernières heures du mégalomane Sebastian.
Pourra en effet lever la confusion obscurcissant l’esprit de la jeune femme la pratique de l’hypnose par le médecin - Montgomery Clift a déjà Incarné Freud dans le film de John Huston, Freud, passions secrètes ! Pour cela, il convoque Catherine avec le reste de sa famille afin de faire émerger les souvenirs traumatisants que sa conscience refoule complètement et à laquelle ils « résistent ».
« Cet été-là, Sebastian avait faim de blonds »
Catherine se souvient, enfin. « Cet été-là », attablé avec sa cousine à une terrasse d’une station balnéaire, le poète et fils de Violet Venable s’en prend à de jeunes garçons à moitié nus qui jouent une sérénade barbare toute en cacophonie avant de s’enfuir. Mais ils – ses amants – le retrouvent un peu plus tard dans la cité, le poursuivant jusqu’à « la tête de loup » (Golgotha), la montagne de la Bible. Là prend place le calvaire de l’égoïste Sebastian qui n’ a jamais cure d’autrui et que l’on voit, de dos (le hors-champ est son royaume tout du long du film, coup de maître de Mankiewicz), trépasser, frappé par les instruments de musique de cette horde de rapaces miséreux, laquelle s’acharne sur lui jusqu’à littéralement le dévorer, parties sexuelles comprises.
C’est que le cousin claustrophile assumait plus ou moins son homosexualité, emmenant dans ses voyages sa cousine (plus « fraîche »que sa mère) afin d’appâter les beaux jeunes garçons des pays pauvres qu’il visitait. Cet aveu lâché par Catherine souligne la relation aussi complexe qu’incestueuse qui unit Violet à son fils, cette Jocaste en voulant à sa nièce de lui avoir ravi cette place ô combien ! privilégiée.
Grâce à l’effectuation du « transfert » amenant à libérer le refoulé, la mémoire ainsi oralisée – selon le principe de la talking cure – par le flashback revient à Catherine, la rétablissant dans une subjectivité fondée sur le principe d’une permanence de l’identité dans le temps qu’avait rompu le trauma causé par le décès ultraviolent de son cousin. Et la neurochirurgie de le céder à la psychanalyse. La chose est dite, voire hurlée, une fois pour toutes : le trouble Sébastian a été mis en pièces, dévoré vivant par une bande de jeunes mendiants affamés, dans les ruines d’un temple païen. Bel et bien innocente, Catherine recouvre la raison tandis que Violet, elle, bascule dans la folie.
« Souvenir, souvenir » : le commencement est dans la fin
Mais avant d’en arriver là, il faudra au jeune docteur démonter un à un tous les mécanismes ourdis contre Catherine afin de l’empêcher de jouer son rôle d’ultime témoin de la dernière scène – cène christique inversée – de Sébastian, lequel n’a de saint que le nom. Pour cela, il faudra laisser de côté l’argent nécessaire à la modernisation de la clinique (ne pas céder au chantage de Violet Venable et de la mère et le frère de Catherine : les Holly, qui n’entreront en possession de leur part de l’héritage de Sebastian qu’à condition que Catherine subisse la lobotomie) et s’évertuer, en dépit des incohérences patentes, à écouter Catherine et tenter ainsi de lever le voile qui occulte (la vérité selon le sens de l’aléthéia grecque) ce qui a eu lieu de manière effective pour provoquer chez sa patiente le souvenir de la scène fatale, miroir inversé de la jalousie de la mère, cause première de la déchéance du fils – cette « scène primitive » si chère au corpus freudien.
Véritable enquête policière freudienne, le thriller clos et étouffant Soudain l’été dernier nous montre alors, dans la lignée du célèbre drame psychologique Le Cabinet du Dr Caligari (Robert Wiene, 1919) comment le chirurgien brillant, confronté à trois suspects (monstres ?) évidents (une mère tyrannique et quasi incestueuse proche des plantes carnivores qui poussent dans son jardin victorien, une séduisante aliénée apparente, en fait saine d’esprit mais devenue amnésique et hystérique, et un poète pseudo énigmatique soi-disant en quête de divin) se substitue au détective habituel.
Lui seul paraît à même d’inspecter les failles en présence, de dépasser dialectiquement mots et apparences, de suturer dès lors passé et présent afin de révéler un traumatisme (le meurtre caché jusqu’à présent) ancré dans l’inconscient et qui va libérer la patiente, mettant fin à sa préjudiciable perte de mémoire et lui permettant derechef de retrouver la santé mentale. Astucieux procédé pour l’époque, le visage d’Elizabeth Taylor en surimpression sur les images du passé est soumis à nombre de scansions chaotiques qui ont pour fonction de morceler son souvenir à l’écran, ce qui permet bien en retour de cerner le mystérieux pôle d’égoïté du sujet comme cette kantienne « unité synthétique originaire de l’aperception », ce support immatériel permanent (le « je pense ») auquel sont corrélées toutes les mouvantes représentations et propriétés de l’être humain.
Entre pulsions scopiques d’amour, de haine et de vérité (voir la scène ou Catherine entre par erreur dans une pièce commune où tous les psychotiques la « mangent » des yeux, revivant la persécution de Sebastian), une méthodique mais pas forcément cartésienne exploration du langage et des visages, sur fond de musique dissonante, qui invite, sur le modèle du Shock Corridor de Samuel Fuller, à plonger dans le désordre intérieur qui tient lieu d’âme à certains. Magistral.
frederic grolleau
SOUDAIN L’ÉTÉ DERNIER (SUDDENLY, LAST SUMMER)
Réalisation : Joseph L. MANKIEWICZ
Scénario : Gore VIDAL et Tennessee WILLIAMS, d’après la pièce “Soudain l’été dernier” de Tennessee WILLIAMS
Avec : Elizabeth TAYLOR, Montgomery CLIFT, Katharine HEPBURN
Producteur : Sam SPEIGEL
Drame | États-Unis | 1960 | 114mn | N&B | 1.85
Carlotta films
En Blu-ray et DVD le 23 août 2017 en version restaurée
Prix : 20,00 €.
Bonus :
LE PRÉDATEUR ET LA PROIE (26 mn) Tennessee Williams vomissait le film et Katharine Hepburn a craché dans le bureau du producteur Sam Spiegel ! Michel Ciment, critique, historien du cinéma et directeur de la revue Positif, nous montre cependant comment Joseph L. Mankiewicz s’est emparé de la pièce pour la transcender en analysant l’adaptation, le style et l’interprétation d’un trio d’acteurs hors du commun.