Julien Blaine, Les Cahiers de la 5e feuille

Traces de langage

Bris­set est l’un de ceux qui a poussé la recherche de l’origine humaine dans le lan­gage vers ses plus pro­fonds paroxysmes lin­guis­tiques. Ainsi, lorsque l’on consi­dère Les ori­gines humaines (Jean-Pierre Bris­set, Les ori­gines humaines, ed. Rroz), immé­dia­te­ment, il nous prend à par­tie, dans le parti pris de la langue, indi­quant que son hori­zon n’est autre que de don­ner une science per­met­tant de son­der l’émergence de l’homme-animal ou de l’homme esprit. C’est par la recherche des archi-traces dans le lan­gage qu’il sonde la com­po­si­tion des mots, qu’il les détache de ce que l’on croit connaître et que l’on découvre une autre his­toire que celle de notre ori­gine :
Les cris de la gre­nouille sont l’origine du lan­gage humain. Lorsqu’elles chantent en réunion, c’est de loin un brou­haha de foule humaine. Leur lan­gage actuel ne peut d’ailleurs que don­ner une idée impar­faite de ce qu’il était, alors que l’esprit qui anime toute l’humanité se mou­vait sur la sur­face des eaux et était concen­tré sur ces ani­maux (p. 123). 

Certes, comme le note à juste titre Chris­tian Prigent dans sa pré­face, c’est dans l’arbitraire des signes et des ana­lo­gies, dans le recours hyper­bo­lique au calem­bour qui est une méthode, une res­source savante, l’outil phi­lo­lo­gique par excel­lence, (…) la divine puis­sance génético-linguistique (p. 31), que Bris­set accom­plit ce retour. Tou­te­fois, s’installant dans l’ordre généa­lo­gique, il exprime là en quel sens le jeu des mots, le jeu des asso­cia­tions se construit, parce qu’un vide s’est ins­tallé dans la connais­sance, celui de l’énigme de l’architrace. Et c’est sans doute ici l’un des secrets de la poïé­sie du lan­gage, que les agen­ce­ments se nouent autour d’un trou, du creux de son ori­gine tou­jours absente et dési­rée, comme vérité onto­lo­gique de l’homme. Dans ses dif­fé­rentes com­po­si­tions ver­bi­vi­suelles, Julien Blaine semble n’avoir de cesse de pour­suivre cette ques­tion de la trace.

Trace de quoi ? Trace de monde, des choses, de leur ins­crip­tion dans le tissu du monde, trace de la for­mu­la­tion des mots, for­mant strates, ren­vois, jonc­tions, échos, par­fois dis­tor­sions. Trace d’une ori­gine de la langue mais pas en dehors d’un texte, ou d’un livre, mais dans le livre du monde, dans sa chair maté­rielle. La trace pour Julien Blaine n’est pas ainsi d’abord et avant tout dans l’ordre lin­guis­tique mais, au sens aris­to­té­li­cien, dans la poié­sis fon­da­men­tale de la nature et de l’inscription humaine au cœur de celle-ci. Il n’est pas alors éton­nant que peu à peu ses déam­bu­la­tions, tout au long du monde et des lan­gages humains, l’aient placé dans l’horizon d’une ori­gine de la langue, de la recherche d’une archi-trace de sa sur­ve­nue : ces cahiers sont le reflet, les textes et les images, les signes, les études, les recherches d’un tra­vail que j’ai com­mencé il y a long­temps sur l’écriture ori­gi­nelle. Les Cahiers de la 5e feuille, publiés par Al Dante, prennent ainsi leur consis­tance dans la pers­pec­tive d’une mise à nu de la langue et de son ins­crip­tion. Mise à nu pour qu’à même les agglo­mé­rats de signes vienne se signer sa proto-empreinte, sa source. C’est à par­tir de la forme de la feuille : œil, plume, sur­face, que s’établissent Les cahiers de la 5ème feuille : trou­ver à même les choses, le punc­tum cae­lum autour duquel la langue s’est faite. La feuille se pré­sen­tant comme ce point aveugle, ce à par­tir de quoi et pour quoi les mots se marquent.

Toute­fois, alors que Ponge par exemple rejette toutes les choses dans une dicho­to­mie totale des mots et des choses comme il l’indique dans La rage de l’expression, là pas du tout : empiè­te­ment, tis­sage, com­po­si­tion, entre­lacs maté­riel. Blaine se pose au lieu de poro­sité entre les signes du lan­gage et les signes du monde. Et cela comme un seul et unique lieu. Pour Ponge, Les choses et les poèmes sont incon­ci­liables (p. 10), toute chose ne pou­vant être expo­sée que dans l’enchevêtrement même du logos, car face au monde, le poète doit les refaire dans le logos à par­tir des maté­riaux du logos, c’est-à-dire de la parole (p. 51). Au contraire pour Blaine, il sem­ble­rait que le logos ne soit qu’une strate par­ti­cu­lière de signes, strate parmi d’autres strates. C’est pour­quoi ren­con­trant la feuille, ce n’est pas un mot qu’il tente de cer­ner, ce n’est pas selon une scien­ti­fi­cité de son épui­se­ment défi­ni­tion­nel logo­lo­gique ou seule­ment pho­no­lo­gique (ce qui serait le cas si on rédui­sait ce poète à n’être qu’un poète sonore, mal­en­tendu trop cou­rant mal­heu­reu­se­ment), mais il suit, pour­suit, traque et expose son motif, son empreinte à par­tir d’un autre tissu, celui des œuvres humaines et des œuvres natu­relles entremêlées.

Ces Cahiers de la 5ème feuille n°3 se pré­sentent ainsi d’emblée comme les traces d’une enquête. Ils ras­semblent non des preuves mais des témoi­gnages. Comme pour Bris­set, ou Ponge, la scien­ti­fi­cité poié­tique est celle de la généa­lo­gie, de la struc­tu­ra­tion sin­gu­lière d’une des­cen­dance à la mesure d’une inter­pré­ta­tion, et non pas l’élaboration objec­tive et neu­tra­li­sante d’une volonté de vérité. Ainsi, cela com­mence par un trajet-témoignage par Mede­lin, et se boucle autour d’autres témoi­gnages : lettres d’amis qui lui sont écrites et qui expriment cette ori­gine ou obses­sion de la feuille/vulve. Mais si la feuille est bien le signe qui fait un clin d’œil, qui est bouche hori­zon­tale (lèvre/œil) et bouche ver­ti­cale (vulve), c’est qu’elle n’est pas que sur­face, mais qu’elle est fon­da­men­ta­le­ment aussi pro­fon­deur, appel, lieu retiré de l’inscription. Car écrire exige que le lieu qui s’ouvre à l’écriture (la feuille) soit aussi retrait, afin qu’il per­mette l’inscription. Or, la feuille, ainsi allon­gée, est cor­ré­la­ti­ve­ment aussi pour l’homme, non pas seule­ment œil, mais vulve gon­flée, à la fente qui vient décou­per en deux les deux lobes de chair. Cour­bet ne s’y serait pas trompé. Mas­son non plus recou­vrant cette Ori­gine du monde d’un paysage.

Vulve mys­té­rieuse, ori­gine du monde, la vulve a la forme de la feuille, elle en est l’incarnation, l’incantation, elle est la trace concrète de sa pro­fon­deur. Et pour cela appelle l’œil. Et pour cela appelle le sty­let de l’écriture, l’amorce phal­lique de la péné­tra­tion de ses pro­fon­deurs, comme on peut le voir avec les pho­to­gra­phies pp. 56–60. Ces Cahiers de la 5ème feuille déter­minent donc le lieu où lan­gages et choses se donnent en tant qu’étant de même nature. Il y a donc des niveaux onto­lo­giques à voir et à agen­cer. Certes, il y a la scène de notre lan­gage (et de ses décli­nai­sons), mais cette scène est ori­gi­nel­le­ment issue d’une scène moins per­cep­tible, qui d’aucune manière n’est en-deçà, ou au-delà, mais bien plus à côté de ce que nous avons cou­tume d’observer. Cette scène qui est tou­jours déjà là, qui s’efface pour que les signes se dis­pensent, est celle du monde. C’est pour cette rai­son, que selon Blaine, s’il y a bien l’écriture de la main (signes et pic­to­grammes qu’il uti­lise sou­vent depuis quelques années, aussi bien dans ses textes ou pré­face) il y a aussi les signes d’autres écri­tures. Celles des branches, des coquillages, des pho­to­gra­phies, des arbres pour exemple : Ecri­ture et ecfrui­ture.

Or pour témoi­gner de cela, il est évident, que Blaine pour­suit l’horizon ouvert aussi bien par les pre­mières expé­riences de spa­tia­li­sa­tion des futu­ristes que les approches concrètes de la langue chose des concré­tistes. Même s’il en pour­suit et en rompt cer­tains para­digmes. En effet l’écriture ver­bale ou mathé­ma­tique, au lieu jus­te­ment de pos­tu­ler un topos auto­nome, se laisse inves­tir, à foi­son, par les autres signes (pho­to­gra­phies, empreintes, pho­to­co­pies… etc.) Il ne s’agit aucu­ne­ment là d’une illus­tra­tion, mais d’une poly­ma­té­ria­lité de l’écriture. Faire sur­gir l’archi-trace pour Blaine, c’est alors en reve­nir à un archaïsmes des signes. A pro­pos De la viande Des muqueuses Des fos­siles et par consé­quent De la pho­to­gra­phie Ou de la pho­to­gra­vure (pp. 54-sq) Néan­moins, loin de convier à un retour aux ori­gines, qui appel­le­rait à rompre avec notre époque et ses poten­tia­li­tés tech­niques, comme cer­tains lyriques peuvent l’énoncer, Blaine se lie d’autant plus à la tech­no­lo­gie. Nous retrou­vons là l’une des com­po­santes majeures des recherches lit­té­raires au XXe siècle. Loin de reje­ter l’apport de la pro­thèse tech­nique, comme illé­gi­time, alté­ra­tion, fal­si­fi­ca­tion du tra­vail de scrip­tu­ra­lité, tout à l’inverse seule la tech­nique peut ouvrir cer­taines des pos­si­bi­li­tés de l’écriture. A chaque impres­sion cor­res­pond une forme. 1/ la lettre gra­vée 2/ tra­cée 3/écrite 4/ impri­mée. (…) Pour l’offset et le papier humide ce serait par le cal­li­gramme et la poé­sie dite visuelle ou visive (la poé­sie concrète appar­tient encore à la typo­gra­phie). Hui pour les pro­grammes infor­ma­tiques, j’avance avec ça (p. 21). Nous avons enfin avec ces nou­velles machines, trouvé les rési­dus qui mêlent sans dis­tinc­tion l’image et le texte. Ce résidu n’est ni vers ni icône il est vers­si­cône (p. 47).

Recher­cher l’écriture ori­gi­naire n’implique pas alors de renon­cer aux tech­niques. Ces der­nières étant aussi ins­crites dans la ligne généa­lo­gique de cette ori­gine, en tant qu’elles sont les sites pos­sibles de son actua­li­sa­tion en tant que trace en retrait dans les traces qui nous sont pré­sen­tées. L’origine n’est pas ailleurs que dans la trace qui se forme, elle en est l’épicentre en creux, le recto néces­saire à toute dona­tion de signes. Déjà, les 13427 poèmes méta­phy­siques expri­maient cela. La méta­phy­sique n’est pas un au-delà, arrière-monde d’écriture, mais c’est l’ouverture à une autre logique que celle de la phy­sique de la science. Un autre cos­mos, avec d’autres lignes de cohé­rence. Méta, comme en-deçà de la sépa­ra­tion dont témoigne Fou­cault, dans Les mots et les choses, entre le lan­gage et le site du monde. Mais cet en-deçà n’est pas ailleurs, il est tou­jours déjà pré­sent. A l’œuvre, mais voilé par la sur­dé­ter­mi­na­tion du regard. Comme était voilé pour celui qui ne savait pas voir les réseaux de ren­voi entre les choses et les mots. Ainsi, Blaine ne parle pas du monde, il ne vient pas le repré­sen­ter, mais il se laisse en être la pré­sen­ti­fi­ca­tion, il recueille dans le livre ses signes, ses traces, celles insignes de cette écri­ture ori­gi­nelle tou­jours déro­bée. C’est pour cela qu’il y a tou­jours de l’effacement dans l’écriture. L’effacement com­mence par celui de la feuille. Et dès lors écrire demande de faire res­sur­gir l’effacé de toute écri­ture, le livre en tant que lieu même de l’événement du signe, son impres­sion, consti­tu­tif de l’effacement de l’archi-trace.

Le livre qui nous fait face — celui de Blaine — n’est plus ainsi neu­tra­lisé par le sens, mais il est volume où doivent se sédi­men­ter les traces qui sur­gissent sur un autre livre, celui du monde. Celui qui écrit n’est plus sujet, mais il est mem­brane qui est impac­tée, modi­fiée, mode­lée par le monde, par ses dépla­ce­ments en ses flux et cou­rants. Tan­dis que je bouge ma pen­sée se modi­fie, se démode, se modèle L’autre qui bouge me fait remuer et mon juge­ment s’adapte (p. 11). L’écriture se découvre être les traces sin­gu­lières de leur impact sur un être. Sur sa peau. “la peau c’est le par­che­min” et comme il l’écrit : “je livre le livre c’est ma peau” (p. 41). Cette ins­crip­tion est celle sin­gu­lière, d’une tra­jec­toire à la fois dans l’espace et dans le temps. La poé­sie de Blaine se dresse dans l’immanence d’une exis­tence et de ses déam­bu­la­tions. Elle est déam­bu­la­toire, sans cesse relan­cée par ce qu’elle ren­contre en tant que signes. Et c’est là toute la dif­fi­culté pour le lec­teur d’appréhender ce geste, de com­prendre ce qu’il met en jeu, ce qu’il immisce en nous, pou­vant très vite — comme bon nombre — être classé comme poésie-bibelot, comme creu­set de tout et de n’importe quoi. Or c’est là que l’on passe à côté non seule­ment de la force de construc­tion du livre, mais en plus à côté jus­te­ment de cette volonté de poé­sie totale en hori­zon de l’archi-trace du lan­gage du monde. 

Nous-mêmes devons, à l’inverse, ren­con­trer ce livre comme signe du monde que nous nous réap­pro­prions. Julien Blaine non seule­ment sait com­ment sa peau, par la trans­mis­sion, va être trans­for­mée, mais en plus il invite à cette trans­for­ma­tion. Il invite à ce que nous-mêmes nous décou­vrions notre être-livre, “Livrez-vous / Ce livre est vous” : Que votre mai­son n’affiche sur ses murs que des pages de livre agran­dies : les pages de votre choix celles qui vous ont mar­qué. Ainsi le texte imprimé (mar­qué) sur la page du livre vous a mar­qué (imprimé), vous aussi, et vous êtes devenu, vous aussi, livre, ce livre, l’un de vos livres, ces livres, ce frag­ment de livre, ces frag­ments de livre (p. 48).

phi­lippe boisnard

Julien Blaine, Les Cahiers de la 5e feuille — n°3, Al dante, 2003, 23,00 €. 

2 Comments

Filed under Poésie

2 Responses to Julien Blaine, Les Cahiers de la 5e feuille

  1. Pingback: Florence Pazzotu, Frères numains (discours aux classes intermédiaires) – Littérature et lecture

  2. blaine

    Phi­lippe
    Je trouve ton texte par hasard.
    Oh lala quel lec­teur tu es !
    Je pré­pare l’édition com­plète des 8 volumes…
    Nous allons en par­ler
    A toi
    J

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