Le trou du même
Avoir traversé Dedans (Al dante, 1999), ou bien Bibi (POL, 2002), de Pennequin, c’est avoir fait l’expérience d’une dépossession de soi. Dépossession au sens propre, avoir vécu l’exorcisme autant psychologique que physique de notre propre être, de ce qui comme trou ne saurait se résorber dans les identités qui viennent l’affubler ou le combler, aux mille regards qui viennent l’accuser d’être ceci ou cela, alors qu’il est trou. C’est avoir senti que le trou de l’être, ce qui ontologiquement signe notre présence, ne saurait s’oublier malgré l’emprise qu’exercent les ordres de représentation extérieure qui prétendent à l’hégémonie : la famille, l’amitié, les rues, la télévision, les séries, les opinions qui s’empâtent irréversiblement dans la bouche, viennent l’étouffer, empêcher que cela parle par le trou. Dépossession, qui est néanmoins problématique dans ses écrits comme le souligne avec pertinence Christian Prigent : le je confessionnel et monologuant vacille. Il s’arrache provisoirement d’un on et d’un ça logoniquement chaotiques (…) Il se pose à peine sur le socle d’un moi problématique (…) Il se renoie illico dans le on.
L’écriture de Pennequin est la matière de cette lutte de cet impossible arrachement, qui n’arrête pas de se répandre, en bloc-texte dense tel que cela apparaît dans les deux livres cités. Nous dépossédant, il montre qu’inexorablement, nous sommes repris, que nous débattre dans notre langue, dans notre crâne, c’est voir que tout cela les constitue, n’est en fait que leur propre matière. Toutefois, avec Bine, son dernier livre publié au Corridor bleu dans la collection IKKO, se présente le lieu d’une langue plus intime, langue qui se recherche, plus fragile, moins en uppercut, langue inscrite à même la page davantage sous la forme de vers. Que de bloc-texte. Bine semblerait être une sorte de pause, de respiration. De même, l’expression se fait moins contaminée par des instances hétérogènes de langue. En effet ce qui caractérise parfaitement le travail d’écriture de Pennequin, c’est de se faire caisse de résonance des bribes, débris, amoncellements, lambeaux verbaux qui traversent aussi bien son espace sonore que son espace visuel. De s’en emplir et d’en marquer l’absurde sens.
Des cut opérés dans des séries comme Urgence, aux conversations de famille, aux expressions populaires, ritournelles ou slogans publicitaires, sa langue, ne se dévoile pas terre d’accueil de l’hétérogénéité, mais témoigne de cette violation constante du corps, de sa constante impureté. Au point que le sujet narrateur ne soit plus qu’une béance insondable, l’absent même de l’écriture, seulement preuve incarnée de la dépersonnalisation absolue et nécessaire de soi. On est devenu le petit trou de nous. Et on s’enferre dedans. On est comme mort dedans. (Dedans). Là, dans Bine, La langue est moins contaminée, le vers permettrait en quelque sorte de désamorcer les syntaxes en apnée, le criblage des motifs mondains, pour ouvrir à une expression plus resserrée. Langue davantage idiolectale, revenant du Père ce matin (ed. Carte blanche, 1997) Alors que dans des livres comme Bibi, dans le torrent du monologue, il apparaît chercher la phrase la plus informelle, la plus anodine quant à son élocution, sa construction, en multipliant les sentences courtes, sujet+verbe+complément, formulation pronominale ; dans Bine, la langue se désarticule, refuse en de très nombreux endroits toute tentative de ponctuations.
Langue plus fragile et pourtant qui jamais ne se hache, qui ne témoigne plus que de l’intimité d’un dire de soi, dans une langue qui se condense selon un rythme de soi. Et non plus selon l’insistance de la présence de l’autre qui nous presse de parler. Binage, seul, de soi à soi, comme si alors que dans Bibi, il demandait Comment je fais pour être des nôtres. D’être des miens. Je veux dire comment je fais pour être de moi. Comment je fais pour me faire, il commençait à pouvoir répondre par une langue déplacée, moins prise dans les pressions d’un espace intersubjectif. Qui s’égare dans ses cassures et ses replis : comment alors aborder quand on nomme les mots à portée de plus rien n’est de pire que parler dans plus vide que soi-même (p. 11) Mais tout en témoignant par ce binage d’une parole plus intérieure, retenue par elle-même, reste que ce que Pennequin dévoile là ne s’échappe pas du constat de l’état du corps quant à sa présence matérielle. En effet, cette parole plus sourde de Bine ne vient pas d’un coup trouver au fond du trou, de la béance de l’être, une vérité, une lumière, une substance qui viendrait suturer la souffrance du trou. Non, Pennequin plongeant davantage dans la singularité, vient montrer à un autre niveau à quel point la béance ne peut se confondre avec les sujets, les moi, les je, qui en nous sont institués, imposés, placardés comme s’il s’agissait de notre portrait exhibé afin qu’on s’y reconnaisse.
Alors que dans Bibi, ce qui pouvait pousser, nous emplir et nous vider, c’était Dieu le truc (p. 77), ou encore les autres hommes, ceux qui imposent les limites du nom ; dans Bine, ce qui pousse, emplit, se propage, est inscrit au plus intérieur de soi, n’est plus que “pa”. en moi pa en nous tous ses trucs tout mon pa pa le truc nous repousse tout en moi et retourne en mon pas pa retourne comme un gant la pensée bourre la bête (p. 57) Cette seule syllabe “pa” — où on reconnaîtra papa, le père, ou tout ce qu’on voudra peu importe — est d’abord la possibilité dans ce poème qui clôture Bine, d’une expression qui marque par sa seule présence, ce qui là pèse et jamais ne peut se dire, car se retire toujours et n’apparaît pas. Dans le Père ce matin, c’était encore le ça de la psychanalyse, et on pouvait y voir un rapport avec Prigent. Là ce n’est plus que “pa”. Certes on y verra dans ce dernier poème, ce qui hante déjà les autres œuvres, la présence du père, de la violence exercée sur le corps, et la présence de la mère, “ma”, mais ce serait exprimer que Bine n’est qu’une des symptomatologies pennequiennes se posant en parallèle des autres. Et c’est pourquoi, j’insiste sur le fait que le sujet n’est pas l’intime, mais qu’il s’agit d’une intimité de l’écriture de soi. Le père dont il s’agit, et dont l’écriture tire sa mémoire et son âge (oui sais-tu père / que les vers / me reviennent / de ton âge (p. 24) s’il est d’abord l’expérience biologique et physique du père, de sa marque, il est profondément ce qui dans toute la généalogie d’une écriture d’avant-garde, ce qui sous diverses figures vient posséder, emplir les trous du crâne et du corps : en toi ne serrer / que le vide à être / soi sans soi-même / que le soi / sans qu’on soit / nous rebouche (p. 25).
Ainsi, si Pennequin peut stigmatiser le fait d’être celui qui n’a de cesse de se répéter, se tenir dans la répétition, la boucle (je me répète en moi. Je suis le répété. Celui qui se redit en lui tous les jours. (Bibi, p.44), il s’agit de comprendre que l’écriture est cependant le lieu d’un vertige, d’un creusement de soi dans la répétition, d’une prise en vue toujours plus aiguisée et pénétrante de cette disparition de soi que l’on répète. Ce même que Pennequin répète, martèle sans cesse et sans cesse, cette situation tragique de soi, est aussi une variation infinie qui peu à peu devient plus grave, plus lourde, plus insistante. Ici dans le Poème nul, il est dit dans sa nudité la plus crue, la plus dépouillée de toute présence venant aliéner la langue : nul le même dans l’idée qu’on existe nulle l’idée sans qu’on pense tout son nul (p. 33)
Nous ne parlons du même d’une façon décente que si nous disons toujours le même du même, et ce de telle sorte que nous soyons nous-mêmes pris dans la requête du même. C’est pourquoi l’absence de limite du même est pour la tranchée la plus tranchante limitation (Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?), cependant c’est au creux de cette limitation que la pensée monologuée se fait poésie, se découpe en une composition qui n’est que la trace singulière d’une expérience unique. C’est au pli de cette limitation que Pennequin bine, bine et bine en corps le fil ténu de sa propre existence.
philippe boisnard
Charles Pennequin, Bine, Le Corridor bleu, coll. IKKO, 2003, 62 p. — 8,00 €.
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