Giulio Angioni, Des milliers d’années

Le poé­tique comme dépas­se­ment des aléas tra­giques de l’histoire

Malgré une impor­tante noto­riété en Ita­lie et plus d’une dizaine de romans publiés à ce jour, Giu­lio Angioni est encore mal connu en France. Après L’Or sarde, paru en 2003 chez Métai­lié, voici Des mil­liers d’années, publié par les Edi­tions du Revif, dont on ne man­quera pas de saluer l’initiative, car l’auteur mérite vrai­ment le détour.
En 165 pages, sub­di­vi­sées en courts cha­pitres, Angioni raconte plus de deux mille ans d’histoire de la Sar­daigne (plus exac­te­ment de la ville de Fraus, qui était déjà le lieu de L’Or sarde), en de courtes scènes où le tra­gique se mêle au cocasse et au poé­tique. Les ven­geances de Tzìp­piri le fron­deur contre l’occupant romain qui pros­crit Tanit et contraint les habi­tants de Fraus à véné­rer la louve (Tanit cachée et sai­gnante au gre­nier). Les sou­ve­nirs pleins de hargne et de dou­leur d’une aris­to­crate pié­mon­taise que l’insurrection de 1794 a chas­sée de Sar­daigne (Mami­zelle). La sur­pre­nante décou­verte du ber­sa­glier Giobbe Pes qui apprend sou­dain, via la guerre de Cri­mée, qu’il est « mar­rane, c’est-à-dire faux chré­tien et vrai juif », ce qu’à une cer­taine époque ses aïeux avaient oublié ( Scemà Israel). Une médiocre exis­tence, faite d’humiliations et de chô­mage dans les années 70 du XXe siècle (Mieux vaut n’en pas par­ler)…

Par endroits, vient s’intercaler le récit des soins jaloux et maniaques d’un cer­tain Don Agos­tino Deli­peri, pour exhu­mer et pré­ser­ver les ves­tiges de ces strates tem­po­relles, l’homme ne ren­con­trant, ce fai­sant, que l’indifférence ou les moque­ries de ses conci­toyens. Le lec­teur par­tira donc de l’Antiquité, pas­sera par la Renais­sance ou le XIXe siècle, pour en arri­ver à l’époque contem­po­raine qui sera elle-même dépas­sée, lorsque nous assis­tons à une savou­reuse confé­rence his­to­rique à des­ti­na­tion d’un audi­toire de l’avenir : avec l’écrasement des pers­pec­tives qu’entraîne le recul his­to­rique, le XXIe siècle ou les époques romaines et médié­vales tendent cocas­se­ment à se fondre en un même magma, l’époque du pre­mier débar­que­ment sur la lune  étant celle où l’on véné­rait Tanit dite aussi Vierge Marie, brû­lée vive pour on ne sait quel péché, et où un cer­tain Julius Kai­ser, issu d’un peuple nomade appelé Rom, impo­sait par le moyen d’armes nom­mées médias une nou­velle reli­gion dite com­mu­nisme, ou bien consu­mé­risme, libé­ra­lisme, chris­tia­nisme ou isla­misme (mais peut-être n’étaient-ce là que des sectes d’une seule reli­gion, qui s’appelait tou­risme) !

On l’aura com­pris, mais le petit nombre de pages du livre avait d’ores et déjà ren­sei­gné le lec­teur : il ne s’agit point là d’un roman his­to­rique à la Dumas, ni pour l’intrigue, ni pour le rendu des périodes dépeintes. Un enva­his­seur punique par ci, un inqui­si­teur par là, c’est à quelques nota­tions éparses que l’on repère les époques, car les atours dont elles se parent (dates, figures emblé­ma­tiques, cos­tumes, véhi­cules…) n’intéressent guère Angioni. Le tour de force qu’il réus­sit ici, c’est de gom­mer tout ce qui relève des contin­gences his­to­riques pour extraire la quin­tes­sence d’une his­toire (en l’occurrence celle de Fraus, mais qui acquiert de ce fait une por­tée uni­ver­selle) : inva­sions, agres­sions, per­sé­cu­tions des faibles par les forts… En d’autres termes, un bilan bien néga­tif, qui porte avant tout au pes­si­misme et à l’humilité.

Le point de vue glo­bal que Des mil­liers d’années nous per­met d’atteindre sur l’histoire humaine ne nous auto­rise guère à pen­ser que nos len­de­mains chan­te­ront davan­tage que ceux des époques pré­cé­dentes, et inva­lide, ce fai­sant, l’idée de pro­grès comme de déca­dence. De fait, mal­gré l’humour qui tra­verse le livre et mal­gré une langue très poé­tique (admi­ra­ble­ment ren­due par la tra­duc­tion de Denitza Bant­cheva), le pro­pos d’Angioni porte au bout du compte à une sagesse faite de rési­gna­tion et invi­tant au carpe diem : la récur­rence des évé­ne­ments tra­giques mon­trant l’impitoyable exploi­ta­tion ou exter­mi­na­tion de tous ceux qui ne sont pas du côté de la force incite à savou­rer les moments de répit, mais sans s’illusionner sur leur capa­cité à durer.
Dans cette optique, la forme choi­sie par l’auteur, qui évoque sou­vent le poème en prose, témoigne d’une adé­qua­tion au fond par­ti­cu­liè­re­ment remar­quable et sub­tile. Car ce que cap­ture la poé­sie, c’est au pre­mier chef le sublime de l’instant ; autre­ment dit ce qui échappe aux aléas de l’histoire, à l’image de cette Rosa Maria Lépante Serra, sor­cière, que l’Inquisition condamne au bûcher et qui  prend son envol mal­gré ses ailes cou­pées pour finir par dis­pa­raître dans la pluie et les nuées basses, en direc­tion de la mer, au-delà des gorges d’Intramontis . À cette image, donc, par les per­cées que sa forme lui auto­rise dans l’intemporel, Des mil­liers d’années se dote d’une por­tée bien plus ambi­tieuse qu’un roman à qui l’histoire ser­vi­rait de toile de fond ou de matière à intrigue : loin de réflé­chir sur les spé­ci­fi­ci­tés des dif­fé­rentes strates tem­po­relles, le livre de Giu­lio Angioni per­met en effet d’échapper un peu au temps. Une réussite.

agathe de lastyns

   
 

Giu­lio Angioni, Des mil­liers d’années (trad. Denitza Bant­cheva, Le Revif, 2008, 165 p.- 16,00 euros.

 
     
 

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