Arrigo Boito, Idées fixes, trop fixes

Ces quatre récits, réunis par les jeunes édi­tions du Son­neur, pro­cèdent de l’hallucination psy­chique et de l’irréalité dans le réel

 

Arrigo Boito ou l’ivresse funèbre

 

Comme si nous étions seuls sur la terre, per­dus entre le rêve et la vie…
(Vil­liers de L’Isle-Adam)1

Hanté de mys­ti­cisme, catho­lique per­vers adonné aux sciences secrètes, peintre des âmes noires2, Arrigo Boito (1842–1918) est à l’opéra ce que Par­si­fal est au jar­din des filles-fleurs. Son œuvre de libret­tiste évoque la musique pres­ti­gieuse de Verdi, les orages sym­pho­niques dra­pés de pourpre vio­lette, les dia­mants noirs et purs d’Othello et de Fal­staff, les songes légen­daires d’un mélan­co­lique pul­vé­risé par les foudres du déca­den­tisme triom­phant. Lui-même, entre ses rêves d’opéra ful­gu­rants et tumul­tueux (Méphis­to­phé­lés), s’est adonné aux sor­ti­lèges de l’écriture, grâce aux­quels il dompta ses échecs, et put nous offrir ces contes pleins d’ironie et de lyrisme sombre.

Tour­men­teur du songe, il s’y révèle un ini­tia­teur à l’univers étrange, trou­blant et faux où la pen­sée s’hallucine, où la mul­ti­forme vie moderne se note en tableaux psy­cho­pa­tho­lo­giques. Rien de plus péné­trant, de plus démen­tiel, d’une enivrante et pres­ti­gieuse démence que ces quatre nou­velles écrites entre 1867 et 1874 qui témoignent de sa science de l’arabesque enser­rant de solides volumes. Arrigo Boito, en bon dis­ciple de la sca­pi­glia­tura3, répugne aux débauches de clarté, il voit volon­tiers sombre en des études pas­sion­nelles expres­si­ve­ment tra­giques qui para­phrasent si bien les vers de Ver­laine :
La tris­tesse, la lan­gueur du corps humain 
m’attristent, me flé­chissent et m’apitoient, 
ah ! sur­tout quand des som­meils noirs le
fou­droient
4.
Ce sont des han­tises suin­tant les poi­sons, des rêves oxy­dés, des per­son­nages de fan­toches lamen­tables et tarés, des masques, de san­glantes iro­nies à la face humaine où Boito a déployé ses dons d’artiste, ses sen­ti­ments de poète, sa malice aiguë de pessimiste.

“Le Fou noir5”, en noir comme il sied, est un très brillant exer­cice en noir et blanc où éclatent les papillo­te­ments vio­lents de la folie et de la mort. Quant au “Poing fermé“6, c’est une misé­rable comé­die humaine digne des eaux-fortes de Bres­din ou de James Ensor. Autre efflo­res­cence bizarre, “Le Tra­pèze” 7, où l’aliénation qui règne abso­lue est par­cou­rue d’une inquié­tude ondu­leuse et froide, d’une luxure de déca­dence qui ne dit pas son nom. On retrouve ici l’influence de la méta­phy­sique de Scho­pen­hauer d’après laquelle le monde — ou la nature — n’est rien d’autre que l’objectivation de la volonté. Très sen­sible, cette influence ins­pire à Boito un sen­ti­ment de la vie autre­ment plus grave que celui, super­fi­ciel, que l’on déduit trop vite des théo­ries du déter­mi­nisme physico-social et du roman expé­ri­men­tal natu­ra­liste. D’une radieuse gloire ver­bale, d’une richesse d’art éblouis­sante ainsi que les pier­re­ries qui ruis­sellent dans l’oratoire, “Ibé­ria” 8 est une suite de visions mer­veilleuses. Un châ­teau magique et cré­pus­cu­laire qui évoque les poly­pho­nies wag­né­riennes (Lohen­grin, Par­si­fal ou La Che­vau­chée), une prin­cesse énig­ma­tique et son cou­sin las de volup­tés inces­tueuses assaillis de rêves sinistres. Le passé est ici une farouche idole mys­té­rieuse adu­lée par des poètes fous et des amants magni­fiques — jumeaux d’Axël et de Sara - échap­pant à l’enfer des jouis­sances ter­restres. L’idéalisme triomphe puisque Eli­senda et Este­bano admettent en fau­chant leur jeu­nesse et leurs amours, que l’accomplissement réel de leurs désirs serait inapte à leur don­ner un bon­heur inexis­tant hors de l’idée.

Alliant les défor­ma­tions linéaires, les bizar­re­ries de nuances psy­cho­lo­giques, les récits publiés par les jeunes édi­tions du Son­neur dont les choix sont remar­quables à divers points de vue, pro­cèdent de l’hallucination psy­chique et de l’irréalité dans le réel, des désirs illu­mi­nés par le cré­pus­cule fié­vreux de l’inspiration noire.

NOTES

1 - Vil­liers de l’Isle-Adam, Axël, 1885 ; réédi­tion : Paris, Crès, s. d., p. 247.
2 - Jacques Parsi, “Pré­face : Osses­sione”, Le Fou noir, récits tra­duits de l’italien par Jacques Parsi, Arles, Actes sud, 1987, p. 8.
3 - Le monde des Sca­pi­gliati (les Eche­ve­lés) est une bohème artis­tique com­po­sée d’écrivains en lutte contre la bour­geoi­sie conser­va­trice, prô­nant le goût bau­de­lai­rien du dan­dysme et de l’artiste mau­dit qui pros­péra à Milan et à Turin dans la seconde moi­tié du XIXe siècle. Elle ras­semble des écri­vains comme Émi­lio Praga (1839–1875), Ugo Igi­nio Tar­chetti (1841–1869), Carlo Dossi (1849–1910) ou encore Camillo Boito (1836–1914).
4 - Paul Ver­laine : “Le Son du cor…”, Sagesse, 1880 ; repris dans Poèmes, Paris, Lat­tès, Biblio­thèque Lat­tès, 1987, p. 232.
5 — Arrigo Boito, “Le Fou noir”, Idées fixes, trop fixes, p. 11–37.
6 - Arrigo Boito, “Le Poing fermé”, ibid., p. 77–111.
7 — Arrigo Boito, “Le Tra­pèze”, ibid., p. 114–190.
8 — Arrigo Boito, “Ibé­ria”, ibid., p. 40–76.

del­phine durand

   
 

Arrigo Boito, Idées fixes, trop fixes (tra­duit de l’italien par Jacques Parsi et Oli­vier Favier, post­face d’Olivier Favier), Édi­tions du Son­neur, mai 2007, 218 p. — 18,00 €.

 
     

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