Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
J’ai toujours été matinal, toujours aimé le réveil, cet élan spontané vers la vie quotidienne ou les projets en cours ; et j’aime aussi prendre le train tôt, aller tôt à la poste ou au supermarché s’il le faut. L’envie aussi, il faut l’avouer, de laisser vite derrière moi certaines nuits qui m’ont embêté ou découragé avec leurs interminables insomnies.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Plusieurs parmi eux ont été évoqués dans mes premiers livres, Tower Park, Présence des choses passées, Au cœur des vagues, Quand l’été fut venu — justement, parce qu’ils ne sont pas allés plus loin.
À quoi avez-vous renoncé ?
À cet autre avenir qui, me semblait-il — ou était-ce une illusion ? —, se construisait tout seul, à mon insu, pendant mon adolescence.
D’où venez-vous ?
Abstraction faite des données biographiques, géographiques (Américain, Des Moines, etc.), une origine marquée par la pratique assidue des sports (surtout le baseball, mais aussi le basketball et le golf), par un protestantisme éclairé (mais néanmoins avec son arrière-plan de puritanisme), par les mathématiques (grâce aux gènes paternels et grand-paternels) et par la découverte éblouissante de la lecture vers quatorze-quinze-seize ans.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
La langue anglaise. Mais si l’on interprète cette question dans le sens d’une dot reçue bien plus tard, comme un cadeau de mariage qui aurait été inimaginable depuis l’Iowa natal, ma réponse est : la langue française.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Quand nous séjournons en montagne, l’identification — ou la ré-identification (car j’en oublie les noms) — des fleurs sauvages ; et de regarder, avec une paire de jumelles, des chamois, des bouquetins, des aigles, la rimaye de tel ou tel glacier, les sommets…
Qu’est-ce qui vous distingue des autres poètes ?
Chaque poète, chaque écrivain, est unique, mais comment ne pas évoquer les autres poètes avec qui il sent des affinités stylistiques, philosophiques — affinités qui font que le poète ne se sent pas complètement isolé dans sa démarche solitaire ?
Comment définiriez-vous votre approche du lien texte /image?
Devant telle ou telle image que me donnent mes amis peintres, je m’en laisse imprégner, cherche à mettre en suspens le réflexe analytique, critique. Après quelques minutes, je note dans un cahier ce qui remonte en moi. Je retravaille ces bribes de textes, toujours dans le cahier, en regardant l’image de temps à autre. (Ce travail se passe souvent pendant un voyage en train, ou parfois dans un café, où je trouve une concentration autre que celle qui est la mienne dans mon bureau encombré de livres, de services de presse, de projets d’articles et de traductions en cours.) Et puis plus tard, à la maison, je retape le texte, toujours en gestation, dans l’ordinateur et l’imprime. Désormais, je ne regarde plus l’image, ou presque plus, et le texte évolue par petites touches (et, souvent, par coupures), le but étant de faire précipiter ou distiller cette première recherche du sens, née de cette confrontation avec l’image. Et le but ultime, le plus profond, c’est d’accueillir, par le truchement — et j’aimerais ajouter — l’« encouragement » de l’image, ce qui est derrière l’image (et le poème) et que le peintre comme moi-même cherchons chacun de notre côté.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Plutôt un événement qui est devenu une première image inoubliable. Je l’ai décrite dans “Au commencement était le bain à remous” (Théodore Balmoral, n° 54) : une infirmière qui s’est brûlée l’avant-bras sur un tuyau d’une espèce de bain à remous, lors de mon hospitalisation, à l’âge de quatre ans, pour la poliomyélite. Quant à une première image proprement dite, c’était un tableau dans la salle d’attente de mon pédiatre, à la même époque : on y voyait une montagne avec des chemins qui montaient ou descendaient. En attendant mon rendez-vous, en compagnie de ma mère, je suivais des yeux tous ces chemins, mais il m’était impossible de savoir où ils commençaient et où ils allaient.
Et votre première lecture ?
Comme premier livre, celui que ma mère et ma grand-mère me lisaient souvent : The Little Engine that Could, l’histoire d’une locomotive qui luttait pour remonter la pente d’une montagne. Et bien plus tard, une lecture décisive, à l’âge de quatorze ou quinze ans, un roman qui évoque la bataille des sous-marins japonais et américains dans le Pacifique pendant la deuxième Guerre mondiale et dont le suspense m’a montré ce que peut la littérature, la langue, son pouvoir de nous révéler un monde caché. Ce livre, Run Silent, Run Deep (New York : Holt, Rinehart and Winston, 1955), c’est le seul thriller que j’ai jamais lu, mais je suis reconnaissant à l’auteur, Edward L. Beach, Jr., pour m’avoir conduit à la littérature. D’un coup j’avais envie de lire beaucoup plus de livres que je ne le faisais à l’époque.
Quelles musiques écoutez-vous ?
La musique classique (ou « savante », si vous voulez). Ma mère aimait la musique classique, ce sont ses disques — de symphonies romantiques principalement, et celles de Dvořák par-dessus tout — que j’entendais, enfant, à la maison. En 1970, j’ai eu la chance de passer deux mois dans une famille allemande très cultivée. Dans l’avion de retour, j’écoutais Bach en boucle — un « Best of Bach » diffusé à travers le walkman de l’avion et à moitié brouillé par le vrombissement des réacteurs. Je n’avais jamais écouté quelque chose d’aussi bouleversant. Arrivé à Des Moines, j’ai aussitôt acheté deux compilations de Bach, dans le centre commercial du coin, et à partir de ces deux disques, j’ai commencé à en chercher d’autres et, ainsi, à établir et à enrichir mes propres goûts musicaux — qui ont bien retenu la musique baroque et y ont ajouté la musique du XXe siècle, avec une prédilection pour Bartók. Aujourd’hui, notre fils est claveciniste, et j’écoute son premier disque ainsi que les disques (de musique baroque, classique, contemporaine) qu’il nous fait découvrir.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Depuis quelques années, en voyage, je prends souvent avec moi le volume des œuvres complètes de Valery Larbaud, dans l’édition de la Pléiade, l’ouvre au hasard (sauf si je veux retrouver tel poème de Barnabooth), et relis plusieurs pages avant de m’endormir.
Quel film vous fait pleurer ?
Je me souviens de ma grande émotion et de ma fascination quand j’ai vu pour la première fois « L’île nue », de Kaneto Shindo.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Parfois, c’est l’adolescent que j’ai été à Des Moines, vers 1969–1970, ou peut-être un peu plus tard, en tout cas avant mon départ définitif pour l’Europe en 1975. Je vois donc ce mystère que nous connaissons tous — mais aussi cette réalité, tangible, qu’il faut accepter pleinement — de quatre, presque cinq décennies qui se sont passées depuis, dans ce visage, dans ce corps.
À qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Je finis par écrire, toujours, ou presque toujours, mais je ne suis pas sûr que j’aurais osé écrire à Pétrarque, bon épistolier pourtant avec ses correspondants. Son dialogue avec Saint Augustin, Secretum, m’a profondément marqué, et j’ai souvent songé à écrire un semblable dialogue avec lui. Je n’ose pas (pour l’instant).
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Bessans. Un village en Haute Maurienne. Nous y avons séjourné plusieurs fois en été. Ce village est le pôle positif dans La Fontaine invisible et au cœur de Boire à la source. En fait, il ne s’agit pas d’un lieu « mythique », mais d’un lieu pleinement réel qui m’aide à sentir pleinement cette « évidence » de la terre et de la vie dont parle Yves Bonnefoy.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Plusieurs écrivains et poètes français, grecs et italiens parmi ceux que j’ai traduits en anglais, mais pour ajouter quelques autres que je n’ai pas traduits et qui ont compté pour moi, pour diverses raisons : Platon (les dialogues), Saint Augustin, Pétrarque, Thoreau, Hawthorne, Longfellow, Cavafy, Jacques Réda … Quant aux artistes, mon premier engouement, c’était pour les peintres chinois classiques, surtout les paysagistes, grâce à quatre tout petits livres d’art que j’ai achetés avec mon argent de poche, vers l’âge de seize ans. Je les ai toujours : Chinese Art (4 volumes, New York : Tudor Publishing, 1961) — et en relisant le copyright, à l’instant, je constate que ces petits livres sont en fait les traductions de livres français publiés par Fernand Hazan à l’époque… (Sans le savoir, j’étais déjà prédestiné à m’établir en France…) Dans cette même collection, je possède encore des livres consacrés à Gauguin, Goya, Braque, Giacometti, et deux volumes consacrés à Van Gogh. Ils constituent une sorte de miroir de mes premiers goûts en art. Et mon premier achat d’une affiche, toujours à la même époque. Quatre petites reproductions de miniatures perses et indiennes — acquisition peut-être significative ou annonciatrice — qui sait ? — dans la mesure où je n’écris presque que de la prose courte et de la poésie courte.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Entendre une très bonne nouvelle qui concerne un membre de ma famille, ou une amie, un ami.
Que défendez-vous ?
Spontanément dans les discussions : les Roms.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je ne la trouve pas très pertinente, ou pas assez pertinente, dans la mesure où c’est dans l’élan amoureux vers l’Autre que nous pouvons devenir plus conscients de ce que nous avons réellement, voire trouvons ce que nous avons réellement — je préfère : de ce que nous sommes ou cherchons à être, et cela n’est pas vide de sens — et, de même, en réponse à cet élan, il est bien possible que l’Autre ouvre, ou apprenne à ouvrir, plus grandes ses potentialités de vouloir, de désirer, d’accueil. Pas toujours, je le sais bien, mais assez souvent pour que la boutade de Lacan me laisse sur ma faim, avec l’impression qu’elle ne cible que le désir vide, projeté aveuglement en avant, et il y a tellement d’autres cas de figure.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Ma propre tendance de dire oui trop souvent.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
La voici : Pourquoi aimez-vous tant trouver en Italie des graines de salades plutôt rares ou, en tout cas, avec des noms qui vous font rêver — « cicoria catalogna a foglia fine », « cicoria a grumulo verde », « cicoria spadona da taglio (foglia larga) », « lattuga da taglio bionda a foglia liscia », etc. — et les planter (et bichonner) dans votre potager en Anjou ? La réponse ? J’aime les langues, la traduction, la transplantation et la récolte.
Entretien réalisé par jean-paul gavard-perret pour lelitterairecom, le 19 septembre 2016.