Est-ce l’acte qui agit, ou sa légende ?
Une autre pensée politique est possible. Yves Citton, co-directeur de la revue Multitudes, en trace une esquisse dans un livre clair, riche de débats, et novateur dans ses concepts. Peut-on cesser de concevoir la politique comme un problème simple, à résoudre par un acte simple et violent, du style prise de pouvoir ? Peut-on, et par quelle notion, prendre la mesure de la complexité, de la multitude des dimensions de nos problèmes ? Peut-on mobiliser la puissance d’un agir plus continu, et plus doux, comme la pression, ou plus symbolique et déclencheur, comme le geste ? Insoutenable, pression, geste, renversements : un vocabulaire politique nouveau se dessine.
Comment penser l’articulation des formes de l’ « insoutenable » ? Pour Yves Citton, il existe cinq formes conjointes d’insoutenable : l’insoutenable écologique, insupportable psychique, l’inacceptable éthique, l’indéfendable politique et l’intenable médiatique. Cette notion fondamentale à la fois pluralise et articule les dimensions du vécu le plus difficile, tout en dessinant par avance les dimensions de la politique la plus nécessaire. Grâce cette notion d’insoutenable, la multidimensionalité de la souffrance pourrait cesser d’être seulement ce qui nous accable pour devenir précisément ce qui est à penser, l’insoutenable comme ce qui ne saurait ni durer ni être accepté, en raison autant de ses contradictions internes que des souffrances induites. Mais comment le réduire ? Comment mobiliser et exercer des « pressions » politiques ?
Au fond, nous souffrons de pressions (psychologiques, salariales, fiscales, médiatiques), mais nous pouvons aussi bien en exercer. Au lieu de devoir prendre le pouvoir, nous pouvons réaliser que nous en disposons déjà : le pouvoir de faire pression et d’agir sur les pressions en vigueur, en renforçant celle-ci, ou en atténuant celle-là. Progressive et continue, massive et populaire, la pression serait la nouvelle figure d’un agir sans combat ni violence, le paradoxe d’un agir sans action. Comment utiliser et propager des « gestes» politiques ? Comment passer de l’acte au geste ? Et au fond, faut-il agir, ou entrer dans la légende ? Car est-ce l’acte qui agit, ou sa légende ?
Cette question devient inévitable dans un monde si spectaculairement organisé autour de la puissance médiatique. Les faucheurs de maïs transgénique n’ont sans doute détruit à eux tous qu’une petite parcelle de culture. L’acte matériel compte bien peu dans les finances d’un géant comme Monsanto. Et pourtant ce geste, résonnant dans toutes les consciences selon l’immense résonnance de notre bain médiatique, est capable de transférer, fusionner et renforcer des pressions considérables, capables de peser effectivement sur les décisions économiques et écologiques du groupe.
Comment passer de la révolution aux « renversements » ? Face à la révolution, qui est unique et violente, Citton prône une série de renversements, progressifs et locaux, mais toujours décisifs, car contagieux. Plus que de détruire quoi que ce soit, il s’agit plutôt d’inverser des flux, comme ceux qui creusent les inégalités au lieu de les réduire. Apprendre à piloter par ses gestes les niveaux de pression et donc les flux d’un vaste système de vases communicants. Une nouvelle figure du politique se dessine, à hauteur du vécu.
Nous voici bien loin du Descartes qui se voulait “comme maître et possesseur de la nature”, et qui conseillait de raser la maison mal bâtie pour en construire une autre. C’est clairement sur la voie de Spinoza, elle des affects et des intensités, que Citton a écrit son traité politique.
jean-paul galibert
Yves Citton, Renverser l’insoutenable, Seuil, aout 2012, 210 p. — 17,00 €
Merci pour cet article et cette vision très inspirante qui évoque en moi aussi cette révolution intérieure prônée par Jiddu Krishnamurti.…
Merci beaucoup pour cet article !!!! cordialement sandra