Les « selfs » d’Anne Voeffray sortent des poncifs du genre. Les prises semblent bondir. Même en fragment, le corps échappe au morcellement. L’œuvre est un réservoir d’images cérémonielles mais où l’être décline la posture de « représentation ».
La photographe crée des portraits hybrides dont le langage excède la dissémination. La femme y « involue » et évolue même quand le zig semble dans le zag. Au moment où l’étrangeté de l’indicible apparaît, Anne Voeffray l’anticipe de quelques secondes et c’est ce qui donne à ses photos leur caractère particulier.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Une question : « Comment est la lumière aujourd’hui ? »
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Longtemps, « le » chemin était tracé et mes rêves restés endormis. Je les ai créés bien plus tard, grâce à la photographie. Dans les marges de ma vie, puis au centre.
A quoi avez-vous renoncé ?
A devenir une princesse…
D’où venez-vous ?
Mon père valaisan me disait que je venais des « brouillards du Rhône ». J’aime cette origine symbolique, géographiquement indéfinie.
Qu’avez-vous reçu en dot ?
L’amour des textures, couleurs et structures. Ma mère était couturière.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Etre là. Regarder. Et rêver.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Je n’aime pas la prétention de certains. Je dis « être photographe », comme fleuriste ou physicienne. Et puis, je ne me reconnais pas dans la mode conceptuelle. Mon approche est avant tout charnelle, sensorielle, instinctive.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Les longs plans-fixes de certains anciens films russes, la photographie de guerre ou peut-être un arbre de Sally Mann.
Et votre première lecture ?
« L’étranger » de Camus. Etrange coïncidence… Moi qui me suis toujours sentie proche de ceux que l’on appelle « marginaux » ou « exclus », cherchant refuge hors de leur pays, hors d’eux-mêmes…
Comment définiriez-vous votre approche du “self” ?
Je me photographie comme je photographie un oiseau, un arbre, une lune… Souvent, cela commence par des sensations, une forme d’étonnement face à une beauté inhabituelle ou étrange, une joie quasi enfantine. Puis vient l’instinct de chasse. Il faut que je capture cela. Tout dans un état de présence auto-hypnotique qui me permet de (me) photographier sans aucun jugement de valeur, ni intention. Le sens vient après, lorsque les images se révèlent et révèlent.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Toutes celles qui m’émeuvent, qui suscitent en moi l’envie de danser ou pleurer. Classiques, tziganes ou klezmer, jazz actuel, rock ou même électro, chansons à texte et musiques « du monde »…
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Si je n’avais pas tant de livres à lire, j’aimerais relire « Leçons sur Tchouang-Tseu » de Jean-François Billeter. Il a su trouver les mots pour décrire l’indicible de la présence, du geste, du juste moment. Sinon, je me réfère souvent à ce livre d’entretien avec Susan Sontag « Tout et rien d’autre » où l’on peut voir comment se dessine la pensée d’une intellectuelle libre. Pensée ancrée dans le corps, en chemin, à la fois radicale et souple.
Quel film vous fait pleurer ?
« L’éternité et un jour » d’Angelopoulos. Et toutes les histoires de séparations, de pertes, d’amours contrariées. J’adore pleurer au cinéma… Mais j’ai besoin de la qualité de la photographie et de la présence des acteurs, sans quoi je suis imperméable à toute émotion.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je ne me regarde pas vraiment, sauf lorsque je me photographie. Et là, j’y vois un être multiple, à la fois changeant et en évolution. Femme, homme, enfant, gorgone… C’est cette diversité-là, se renouvelant toujours, qui m’étonne et m’intéresse.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Aux descendants de celles et ceux qui sont déjà morts. Plus par renoncement d’ailleurs que par peur. Sinon, j’ai toujours osé écrire aux personnes qui ont été importantes dans ma vie.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Les terres volcaniques et les Finis Terrae… Lieux d’origine et de fin du monde.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Sans hésitation, les funambules. En tout cas, celui de Genet. Photographier, comme on remonte chaque jour sur le fil, avec humilité, désir et peur. Apprivoiser le risque et la solitude, danser dans la nuit étoilée, accueillir les applaudissements comme quelque chose d’éphémère, tomber, mordre la poussière et recommencer, non par volonté mais par nécessité.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Une surprise !
Que défendez-vous ?
Je souhaiterais que nous en finissions avec la mode de la transgression simpliste qui traverse encore le monde de l’art. Faire « pipi caca » sur scène ne choque plus personne et ennuie tout le monde. Je défends par contre la puissance subversive et poétique de l’art, afin de questionner l’existence individuelle, la vie collective, la relation entre les femmes et les hommes, les pauvres et les riches, le rapport à la nature… Si l’art ne me propose pas une forme de remise en question de ma vie, une alternative et une possible transformation, si ce qui s’appelle « Art » n’est qu’un simple divertissement, je passe mon chemin !
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je lui aurais suggéré une bonne psychanalyse ! Plus sérieusement, cette phrase ne m’inspire pas. Il s’agirait de la nuancer… par exemple en relisant Barthes, « Fragments d’un discours amoureux » ?
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
« Oui » : j’adore cette réponse !
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
« Aimez-vous faire l’Amour ? » et son corollaire « Avez-vous peur de la Mort ? »
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 23 avril 2016.