Frederika Fenollabbate, Nicolas Le Bault & Frédéric Fenollabbate, Jus de Crâne

Les « Médicamants »

Le texte du trium­vi­rat du Réseau Tu Dois se lit sous le joug de la sidé­ra­tion. Pous­sant (bien) plus loin les consi­dé­ra­tions des Fau­trier, Bell­mer, Nougé, Bataille comme des femmes sur­réa­listes, les auteurs per­mettent de mieux com­prendre le sens de l’érotisme en le pre­nant de vitesse autant par le céré­mo­nial, le scan­dale (ou ce qu’on prend pour tel) que la joie. Tout le livre se déve­loppe par une seule « opé­ra­tion » — au sens pre­mier d’ouverture– : « l’extase, la simul­ta­néité de la vie et de la mort, la danse » mais aussi la force envoû­tante du verbe (et des images qui l’accompagnent). La radi­ca­lité des prises est méta­mor­pho­sée par un jeu de lignes d’harmonie en secondes et tierces des auteurs. Si l’une « suce pour la vic­toire des ras­ta­quouères », elle garde sa bouche intacte afin que son chant se nour­risse « dans la pointe vive des phalles encas­trés à l’écume de la nuit ».
Dans le jeu des ser­pents et de l’araignée, le trio des enfers et des édens « illi­mite » les corps. Il leur donne une force tri­plée alors que sou­vent l’écriture en sa nor­ma­lité est inca­pable de les conce­voir ainsi. L’imbrication de l’homme et de la femme peut ins­pi­rer à cer­tains l’effroi : elle ne devrait ins­pi­rer que la gran­deur. Loin de toute bâtar­dise de l’esprit, les trois mous­que­taires portent, en contre-ut, à un degré suprême la ten­sion et le trem­ble­ment face au « déran­ge­ment » des pra­tiques sexuelles — ce qui n’aurait pu que ravir Bataille.

Pour eux, l’érotisme garde pour but de nier la mort par le jeu. Car l’érotisme est un jeu. Il dépasse tout autre acti­vité. Il engage plus sérieu­se­ment que dans toute occu­pa­tion humaine. Ce qu’on prend comme vice ou trou noir est tout sauf un vide : c’est un comble. Il crée la lumière au milieu de la nuit de l’être. Dans cette éga­lité de l’égarement sans limite où il se perd, l’être ne se sent jamais si subli­me­ment humain. La clarté jaillit dans la par­faite ténèbre là où se joue l’évanouissement de la réa­lité du monde.

Les ins­tants que la nou­velle Lilith et ses anges noirs scandent sem­ble­raient insi­gni­fiants, absurdes si se per­dait leur aspect fié­vreux et joyeux. Les auteurs le rap­pellent en arra­chant la femme à toute ser­vi­lité. Elle reste la prê­tresse qui peut pous­ser jusqu’aux abs­ti­nents — enga­gés jusqu’à jus­te­ment l’anéantissement de la pen­sée par celui de leur corps – à oser l’existence. L’érotisme ajoute la tem­pête à la dis­cor­dance de l’esprit. Il est ni violent, ni aveugle, c’est une valse à mille temps qui espère et ne retient rien.
Pour les auteurs, une vulve fémi­nine est seule sou­ve­raine : seul ce qui la laisse voir est sacré. L’obscurité de son temple n’est pas celle de l’anéantissement mais de la jouis­sance de la nuit. Sa caverne est moins de Pla­ton que de Las­caux. A la phi­lo­so­phie, il convient donc de pré­fé­rer les pro­po­si­tions expi­rantes du plai­sir tels que le trio les ins­crit. L’érotisme ouvre l’horizon d’un ave­nir incon­nais­sable et se fonde sur l’ignorance retrou­vée de ce que nous sommes et dont nous ne pour­rions être.

L’être n’est donc dans un tel livre jamais en dehors de l’érotisme. Sou­vent néan­moins, il y est mal engagé tant il est pris dans ce piège qui, dès l’enfance et par­fois jusque dans ses der­niers âges, le fait rou­gir. Pour autant, faire de l’être une vic­time d’Eros n’est qu’une vue de l’esprit. Bau­de­laire lui-même s’est trompé sur ce point en affir­mant que la volupté unique et suprême réside dans la cer­ti­tude de faire le mal. En super­po­sant amour et éro­tisme, le poète mêla deux pos­tu­la­tions qui ne se recouvrent pas for­cé­ment ici.
Dans ce livre, l’érotisme libère de la vio­lence de la ser­vi­tude, de l’assujettissement aux cal­culs. Il n’ignore pas où l’être peut aller. Ce der­nier peut sou­dain accep­ter les accords équi­voques, inavouables. Il se doit à l’inconséquence et à l’impossible par son ouver­ture à la sève du vivant. Enfin, il embrasse et accepte la défaillance face à la rai­son. Ce jeu est donc néces­saire. Cer­tains croient qu’on monte alors les marches d’un écha­faud. Mais on ne fait que détruire ce dieu que la piété désigne de toute sa hauteur.

L’humain dans la plé­ni­tude de sa chair n’est pas relé­gué à l’état d’animal quoiqu’en dise l’idéologie popu­laire. Selon elle, l’homme pense alors avec sa queue. L’érotisme est donc paré telle une viande de bou­che­rie de tous les délices de l’opprobre. Preuve que ceux qui en ont parlé dans notre civi­li­sa­tion avaient du mal à gérer ce qui consti­tuaient (et consti­tuent encore) leur pro­blème.
Les deux diables et la dia­blesse dont le bat blesse (du moins, c’est un risque) illus­trent com­bien les reli­gieux, les mora­listes et les por­no­graphes ne per­mettent pas de répondre à ce qu’il en est de l’Eros. Cha­cun d’eux à sa manière est frappé de ter­reur et d’horreur face à ce désir qu’ils observent reli­gieu­se­ment ou dans lequel ils plongent, éblouis des ivresses que géné­ra­le­ment la pesan­teur inter­dit. Les auteurs affirment en toute superbe que l’érotisme ne réclame ni trans­gres­sion, ni inter­dit mais un rituel par­ti­cu­lier. Lequel ne donne lieu ni au sac­cage, ni à l’expiation d’une faute : « le fémi­nin réin­venté peut trans­for­mer le soleil en l’ombre et l’ombre en soleil qui peuvent ainsi se confondre et deve­nir la femme ». Pour le grand bien de l’humanité.

jean-paul gavard-perret

Fre­de­rika Fenol­lab­bate, Nico­las Le Bault & Fré­dé­ric Fenol­lab­bate,  Jus de Crâne, Edi­tions Réseau Tu Dois, Paris, 2016.

1 Comment

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One Response to Frederika Fenollabbate, Nicolas Le Bault & Frédéric Fenollabbate, Jus de Crâne

  1. Nicolas Le Bault

    L’ouvrage peut-être com­mandé sur le site de l’éditeur à l’adresse sui­vante : http://www.reseautudois.com/jc1.php

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