Le texte du triumvirat du Réseau Tu Dois se lit sous le joug de la sidération. Poussant (bien) plus loin les considérations des Fautrier, Bellmer, Nougé, Bataille comme des femmes surréalistes, les auteurs permettent de mieux comprendre le sens de l’érotisme en le prenant de vitesse autant par le cérémonial, le scandale (ou ce qu’on prend pour tel) que la joie. Tout le livre se développe par une seule « opération » — au sens premier d’ouverture– : « l’extase, la simultanéité de la vie et de la mort, la danse » mais aussi la force envoûtante du verbe (et des images qui l’accompagnent). La radicalité des prises est métamorphosée par un jeu de lignes d’harmonie en secondes et tierces des auteurs. Si l’une « suce pour la victoire des rastaquouères », elle garde sa bouche intacte afin que son chant se nourrisse « dans la pointe vive des phalles encastrés à l’écume de la nuit ».
Dans le jeu des serpents et de l’araignée, le trio des enfers et des édens « illimite » les corps. Il leur donne une force triplée alors que souvent l’écriture en sa normalité est incapable de les concevoir ainsi. L’imbrication de l’homme et de la femme peut inspirer à certains l’effroi : elle ne devrait inspirer que la grandeur. Loin de toute bâtardise de l’esprit, les trois mousquetaires portent, en contre-ut, à un degré suprême la tension et le tremblement face au « dérangement » des pratiques sexuelles — ce qui n’aurait pu que ravir Bataille.
Pour eux, l’érotisme garde pour but de nier la mort par le jeu. Car l’érotisme est un jeu. Il dépasse tout autre activité. Il engage plus sérieusement que dans toute occupation humaine. Ce qu’on prend comme vice ou trou noir est tout sauf un vide : c’est un comble. Il crée la lumière au milieu de la nuit de l’être. Dans cette égalité de l’égarement sans limite où il se perd, l’être ne se sent jamais si sublimement humain. La clarté jaillit dans la parfaite ténèbre là où se joue l’évanouissement de la réalité du monde.
Les instants que la nouvelle Lilith et ses anges noirs scandent sembleraient insignifiants, absurdes si se perdait leur aspect fiévreux et joyeux. Les auteurs le rappellent en arrachant la femme à toute servilité. Elle reste la prêtresse qui peut pousser jusqu’aux abstinents — engagés jusqu’à justement l’anéantissement de la pensée par celui de leur corps – à oser l’existence. L’érotisme ajoute la tempête à la discordance de l’esprit. Il est ni violent, ni aveugle, c’est une valse à mille temps qui espère et ne retient rien.
Pour les auteurs, une vulve féminine est seule souveraine : seul ce qui la laisse voir est sacré. L’obscurité de son temple n’est pas celle de l’anéantissement mais de la jouissance de la nuit. Sa caverne est moins de Platon que de Lascaux. A la philosophie, il convient donc de préférer les propositions expirantes du plaisir tels que le trio les inscrit. L’érotisme ouvre l’horizon d’un avenir inconnaissable et se fonde sur l’ignorance retrouvée de ce que nous sommes et dont nous ne pourrions être.
L’être n’est donc dans un tel livre jamais en dehors de l’érotisme. Souvent néanmoins, il y est mal engagé tant il est pris dans ce piège qui, dès l’enfance et parfois jusque dans ses derniers âges, le fait rougir. Pour autant, faire de l’être une victime d’Eros n’est qu’une vue de l’esprit. Baudelaire lui-même s’est trompé sur ce point en affirmant que la volupté unique et suprême réside dans la certitude de faire le mal. En superposant amour et érotisme, le poète mêla deux postulations qui ne se recouvrent pas forcément ici.
Dans ce livre, l’érotisme libère de la violence de la servitude, de l’assujettissement aux calculs. Il n’ignore pas où l’être peut aller. Ce dernier peut soudain accepter les accords équivoques, inavouables. Il se doit à l’inconséquence et à l’impossible par son ouverture à la sève du vivant. Enfin, il embrasse et accepte la défaillance face à la raison. Ce jeu est donc nécessaire. Certains croient qu’on monte alors les marches d’un échafaud. Mais on ne fait que détruire ce dieu que la piété désigne de toute sa hauteur.
L’humain dans la plénitude de sa chair n’est pas relégué à l’état d’animal quoiqu’en dise l’idéologie populaire. Selon elle, l’homme pense alors avec sa queue. L’érotisme est donc paré telle une viande de boucherie de tous les délices de l’opprobre. Preuve que ceux qui en ont parlé dans notre civilisation avaient du mal à gérer ce qui constituaient (et constituent encore) leur problème.
Les deux diables et la diablesse dont le bat blesse (du moins, c’est un risque) illustrent combien les religieux, les moralistes et les pornographes ne permettent pas de répondre à ce qu’il en est de l’Eros. Chacun d’eux à sa manière est frappé de terreur et d’horreur face à ce désir qu’ils observent religieusement ou dans lequel ils plongent, éblouis des ivresses que généralement la pesanteur interdit. Les auteurs affirment en toute superbe que l’érotisme ne réclame ni transgression, ni interdit mais un rituel particulier. Lequel ne donne lieu ni au saccage, ni à l’expiation d’une faute : « le féminin réinventé peut transformer le soleil en l’ombre et l’ombre en soleil qui peuvent ainsi se confondre et devenir la femme ». Pour le grand bien de l’humanité.
jean-paul gavard-perret
Frederika Fenollabbate, Nicolas Le Bault & Frédéric Fenollabbate, Jus de Crâne, Editions Réseau Tu Dois, Paris, 2016.
L’ouvrage peut-être commandé sur le site de l’éditeur à l’adresse suivante : http://www.reseautudois.com/jc1.php