S’en tenir là : Laurent Guénat
A l’inverse de la Médée de Sénèque qui lançait : « Lorsque le monde sera plus vieux ; un moment viendra où l’Océan déliera les choses », Laurent Guénat prend en mains la chose essentielle — à savoir le corps — telle une charrette à bras. Par textes et dessins à l’encre de Chine, il le fait exister. Car, à force d’être dedans et tant qu’il marche clopin-clopant, nous finissons par l’oublier. Notre océan se réduit en effet à sa flaque. Par elle, la douleur et le plaisir existent.
Plutôt que d’évoquer les descentes aux enfers, l’artiste suisse évoque les territoires fabuleux (mains lestes sur ports des reines) pour dire bien plus que l’attente interminable entre le silence ou le cri final. Chez lui, celui-ci est d’ailleurs de plaisir : car en chaque « votation » — et à tous les tours -, le corps désirant fait élire l’autre à l’horizon de sa viande.
« Donner corps ou se donner un corps / c’est finalement ouvrir l’accès à l’identité du jeu » écrit l’auteur. En partant de cette évidence — oubliée si souvent — et Guénat rappelant en outre que « le corps est si seul / le seul est si corps » -, il ne reste à la poésie et à l’art qu’un but. Celui de le parler et de le montrer plutôt que de vaticiner et spéculer sur l’esprit puisque seul, dit l’auteur, le « Corps est céleste ». Il en appelle à Phèdre pour appuyer sa thèse. Ses soupirs tout compte fait resteront le son fondamental de l’être.
Contrairement à ce que pensait Bachelard, la maison de l’être ne sera plus l’imaginaire. Cela n’enlève rien à cette fonction capitale du corps. Mais celui-ci demeure avant tout paquet d’os, de chair, de nerfs, de protéines et d’eau et quelques autres babioles. La matière invente « sa » geste.
Et l’auteur redevient artiste pour l’illustrer à l’encre de Chine dans un tête-à-tête entre image et poésie. Il nous sort de la docte ignorance du cœur en plaçant le vivant dans sa mécanique pour faire des mortels des vivants. Exit le corpus Christi, place à l’intelligence. Et à la seule nourriture terrestre. Sans elle, chaque être serait un creux. Or, c’est bien connu, l’être par nature a horreur du vide.
jean-paul gavard-perret
Laurent Guénat, Le corps, une nourriture qui tient au ventre ‚ –36 Edition », Les Bayards (Suisse), 2015.